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Page:Lévy-Bruhl - Morceaux choisis, 1936.djvu/176

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De ce genre sont les cérémonies qui ont pour but d’assurer la régularité des saisons, la production normale des récoltes, l’abondance habituelle des fruits, des insectes et des animaux comestibles, etc. Ici s’accuse une des différences essentielles qui séparent cette mentalité de la nôtre. Pour la pensée qui anime nos habitudes mentales, la « nature » constitue un ordre objectif immuable. Le savant en a sans doute une représentation plus claire et plus rationnelle que l’ignorant ; mais, en fait, cette représentation s’impose familièrement à tous les esprits, sans même qu’ils y réfléchissent. Et peu importe que cet ordre soit conçu comme créé et maintenu par Dieu, puisque Dieu lui-même est considéré comme ne changeant jamais ses décrets. L’action se règle donc toujours sur la représentation d’un ordre de phénomènes soumis à des lois et soustraits à toute intervention arbitraire.

Mais, pour la mentalité prélogique, la « nature », en ce sens, n’existe pas. La réalité dont le groupe social est entouré est sentie par lui comme mystique : tout s’y ramène non pas à des lois, mais à des liaisons et à des participations mystiques Sans doute celles-ci ne dépendent pas plus, en général, du bon vouloir du primitif, que l’ordre objectif de la nature, pour nous, ne dépend du sujet individuel qui la pense. Néanmoins, cet ordre objectif est conçu comme métaphysiquement fondé, tandis que les liaisons et participations mystiques sont tout à la fois représentées et senties comme solidaires du groupe social, et dépendent de lui comme il dépend d’elles. Nous ne serons donc pas étonnés de voir ce groupe préoccupé de maintenir ce qui pour nous est l’ordre de la nature, et célébrer, pour y parvenir, des cérémonies analogues à celles qui lui assurent la capture du gibier ou du poisson.

Les plus caractéristiques, sans aucun doute, sont les cérémonies intichiuma, que MM. Spencer et Gillen ont décrites en détail, et qu’ils définissent ainsi : « cérémonie sacrée, exécutée par les membres d’un groupe totémique local, ayant pour objet d’augmenter le nombre de l’animal ou de la plante totémique[1]. » Je ne saurais en donner ici une analyse même sommaire. Elles comportent, en général, une suite

  1. The native tribes of Central Australia, p. 650.