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Page:Lévy-Bruhl - Morceaux choisis, 1936.djvu/39

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pas bâtir un édifice déterminé, faire la guerre à une nation particulière, construire un certain nid spécifié…

On ne saurait nier que ceux qui parlent ces langues n’aient le concept de main, de pied, d’oreille, etc. ; mais ils ne l’ont pas comme nous. Ils en ont ce que j’appellerai un concept-image, qui est nécessairement particularisé. La main ou le pied qu’ils se représentent est toujours la main ou le pied de quelqu’un, qui est désigné en même temps. « Dans beaucoup de langues indiennes de l’Amérique du Nord, il n’y a pas de mot séparé pour œil, main, bras, ou pour les autres parties ou organes du corps ; mais on ne les trouve qu’avec un pronom incorporé ou attaché, signifiant ma main, mon œil, votre main, sa main, etc. Si un Indien trouvait un bras tombé de la table d’opération dans une ambulance, il dirait à peu près ceci : J’ai trouvé de quelqu’un son bras. Cette particularité linguistique, sans être universelle, est très répandue[1]. » Elle se rencontre aussi dans un grand nombre d’autres langues. Ainsi, les Bakaïri du Brésil ne disent pas « langue », mais toujours en ajoutant le pronom personnel, ma langue, ta langue, sa langue, etc. ; et de même pour toutes les parties du corps[2].

Plus la mentalité d’un groupe social se rapproche de la forme prélogique, plus aussi les images-concepts y prédominent. Le langage en témoigne par l’absence à peu près complète de termes génériques, correspondant aux idées proprement générales, et par l’extraordinaire abondance des termes spécifiques, c’est-à-dire désignant des êtres ou objets dont une image particulière et précise se dessine quand on les nomme. Eyre avait déjà fait cette remarque pour les Australiens. « Il n’y a pas de termes génériques comme arbre, poisson, oiseau, etc., mais seulement des termes spécifiques qui s’appliquent à chaque variété particulière d’arbre, de poisson, d’oiseau, etc.[3]. » Les indigènes du district du lac Tyers, Gippsland, n’ont pas de mot pour arbre, poisson, oiseau, etc. Tous les êtres sont distingués par leurs noms propres : brême, perche, mulet, etc. Les Tasmaniens ne possédaient pas de mots représentant des idées abstraites ;

  1. Powell, The evolution of language, E. B., Rep. I, p. 9.
  2. Von den Steinen, Unter den Naturvölkern Zentral-Brasiliens, p. 82.
  3. Eyre, Journals of expeditions of discovery into central Australia, II, pp. 392-393.