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commencement, ni fin, vers ce qui ne naît ni ne meurt ; c’est là précisément ce qu’on appelle contempler la vie sub specie aeternitatis vel necessitatis. Aimer ce qui n’a ni commencement ni fin (amor ergo rem aeternam), c’est aimer Dieu. Tel est le but suprême et la destination de l’homme.

Ainsi parle la sagesse chez Spinoza. Ainsi vera philosophia se transforme miraculeusement chez lui en philosophia optima. Elle enseigne : Quomodo circa res fortunae, sive quae in nostra potestate non sunt, hoc est circa res, quae ex nostra natura non seguuntur, nos gerere debeamus ; nempe utramque fortunae faciem aequo animo expectare et ferre : nimirum quia omnia ab aeterno Dei decreto eadem necesstate sequuntur, ac ex essentia trianguli sequitur, quod tres ejus anguli sunt aequales duobus rectis.

Après tout ce qui a déjà été dit, je crois superflu d’insister sur l’impossibilité d’identifier le spinozisme au naturalisme ou même au panthéisme. Bien que Spinoza parle constamment de Deus sive natura, sa philosophie est née d’un principe purement éthique qu’il identifie sciemment avec le principe ontologique Per realitatem et perfectionem idem intelligo (P. II, Def. VI). L’importance historique de Spinoza tient avant tout à ce fait qu’il fut le premier qui, au terme d’une pénible lutte presque millénaire, se décida à prendre ouvertement parti pour l’antique sagesse léguée au monde par les Grecs. En reliant Spinoza aux Grecs, je ne songe nullement à diminuer son originalité, ni la profondeur et la valeur propre de sa pensée. Mais l’idée d’identifier la perfection et la réalité ou, plutôt, de remplacer la réalité par la perfection, vient non de Spinoza, mais des Grecs. Les Grecs nous avaient déjà enseigné que nous devions considérer comme indifférentes, c’est-à-dire comme non-existantes, res quae in nostra potestate non sunt. Socrate déclare solennellement οὐ γὰρ οἶμαι θεμιτόν εῖναι ἀμείνονι ἀνδρι ὑτὸ χείρονος βλάπτεσθαι (Ap. 30d.). Je ne crois pas qu’il soit donné à l’homme injuste, de faire quelque tort au juste. Et c’est précisément sur ce principe qu’était fondée toute la philosophie post-socratique. De là provient cette opinion tout à fait fausse, que la philosophie antique se posait plutôt un but pratique que théorique. Les paroles de Socrate citées plus haut et qui caractérisent si bien la tendance fondamentale de la pensée hellénique, ne peuvent être comprises et commentées comme le fait Xénophon. Pour Socrate, qui le premier proclama cette idée, pour Platon qui la