Page:Lévy-Bruhl - Revue philosophique de la France et de l’étranger, 103.djvu/47

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développa avec une telle force dans ses Dialogues, pour les Stoïciens et pour Plotin qui la réalisa dans sa vie et dans son œuvre, les questions pratiques passent toujours au second plan. En effet, cette vérité « que l’homme injuste ne peut faire aucun tort » au juste, est-elle de quelque recours dans la vie pratique ? Avons-nous le droit de supposer que les anciens ne voyaient pas que les succès et les malheurs, comme dirait Spinoza, se répartissaient indifféremment entre les hommes pieux et les impies ? On ne peut soupçonner d’une semblable naïveté ni Socrate, ni Platon, ni même Épictète ou Marc-Aurèle. Ils savaient, ils savaient trop bien même, que les malheurs échoient en partage aussi bien aux justes qu’aux méchants ; ils savaient encore nombre de choses de ce genre ! Et malgré cela, ou plutôt, précisément à cause de cela, ils affirmaient que l’injuste ne peut faire de tort au juste. C’est uniquement en se plaçant à ce point que nous pourrons comprendre le rapport qui relie le sub specie aeternitatis de Spinoza à son affirmation res quae in nostra potestate non sunt… ex nostra natura non sequuntur, et aussi pourquoi et en quelles circonstances naquit chez les Grecs cette sagesse que repousse Husserl. La sagesse est l’enfant illégitime, mais cependant naturel de la raison, la chair de sa chair. Lorsqu’Anaximandre, et après lui Héraclite et les Éléates, découvrirent sous la direction de la raison le caractère changeant et périssable de tout ce qui existe, une inquiétude douloureuse, un besoin torturant empoisonna l’âme humaine. Tout s’écoule, tout change, tout passe, rien ne demeure : tel apparaissait le monde réel aux yeux de la raison. Tant que vivaient encore les dieux olympiques, dieux cependant élémentaires et imparfaits, on pouvait espérer qu’ils parviendraient à secourir l’homme d’une façon ou d’une autre. Mais les dieux mouraient, lentement il est vrai, mais sûrement, et du temps de Socrate il fallait déjà avoir recours aux menaces pour les défendre contre les critiques et les railleries des gens instruits. Socrate lui-même fut accusé d’avoir manqué de respect aux dieux.

Finalement, les dieux moururent et l’homme se vit obligé de se charger lui-même de leur tâche. Mais comment la mener à bien ? Les dieux avaient créé le monde visible, les hommes, etc. Mais il n’est pas donné à l’homme de créer ces choses-là ce sont res quae in nostra potestate non sunt. Par conséquent, puisque l’homme avait pris la place des dieux et puisque le monde visible créé par ces dieux