Page:L’Œuvre, numéro 6532, 19 août 1933.djvu/6

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nante et pénible, ses yeux troubles et chassieux, et seuls les petits enfants prenaient plaisir à se frotter aux joues fanées de la vieille squaw à croupetons près du feu. Sa tâche était accomplie. Encore un peu de temps et, au premier pincement d’une famine, ou au premier voyage un peu plus long, on l’abandonnerait, comme il était abandonné lui-même, dans la neige, avec une petite pile de bois. Telle était la loi.

Il posa soigneusement une bûche sur le feu et reprit le cours de ses méditations. Partout, en toutes choses, il en était de même. Les moustiques disparaissaient aux premières gelées. Le petit écureuil des arbres se traînait dans son trou pour mourir. Quand le lièvre prenait de l’âge, il devenait lent et lourd et ne pouvait plus défier ses ennemis à la course. Le gros ours à gueule chauve lui-même devenait aveugle, maladroit et querelleur, pour être enfin abattu par une bande de huskies[1] aboyeurs. Il se souvint comment il avait lui-même délaissé son père dans une partie haute du Klondike, l’hiver avant que le missionnaire n’arrivât avec ses livres de paroles et sa boîte de médicaments. Bien des lois, Koskoush avait fait claquer ses lèvres au souvenir de cette boîte ; maintenant, l’eau ne lui venait plus à la bouche, mais il se rappelait tout particulièrement le bon goût d’un certain « anesthésique »[2]. Cependant, à tout prendre, le missionnaire était encombrant, car il n’apportait pas de viande au camp et mangeait comme quatre, ce qui faisait grommeler les chasseurs. Mais il eut les poumons gelés sur les hauteurs, près du Mayo, et peu après les chiens poussèrent les pierres du nez et se disputèrent ses os.

Koskoush mit une autre bûche sur le feu et remonta plus loin dans le passé. Il se rappela l’époque de la grande famine, où les vieux se blottissaient près du feu, le ventre vide, et laissaient tomber de leurs lèvres de vagues traditions d’un temps où le Yukon avait coulé libre pendant trois hivers, puis était resté sous la glace pendant trois étés. C’est pendant cette famine qu’il avait perdu sa mère. En été, le saumon avait fait faux bond, et la tribu attendait impatiemment l’hiver, espérant l’arrivée du caribou. L’hiver était venu, mais pas le caribou. Jamais il ne s’était passé rien de pareil, même dans la jeunesse des vieux. C’était la septième année que le caribou ne paraissait pas ; les lapins ne s’étaient pas reproduits, et les chiens n’étaient que des paquets d’os. Et dans l’interminable crépuscule, les enfants gémissaient et mouraient, ainsi que les femmes et les vieillards ; et pas un sur dix des hom-

  1. Husky, chien esquimau. N. D. T.
  2. Allusion au whisky. N. D. T.