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Page:L’Artiste - journal de la littérature et des beaux-arts, 1861, T12.djvu/226

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Nous, nous nous assîmes près du village frontière Les Tours ; et mon adjudant m’offrit poétiquement sa gourde pleine d’eau-de-vie.

« Vous avez de l’avenir, » me dit l’adjudant Yeuni.

L’adjudant Yeuni est un homme sérieux, calme et réfléchi.

Il sait. Il a beaucoup vendu d’hommes.

« Vous avez de l’avenir, répéta-t-il ; vous savez plusieurs instruments, vous pouvez devenir facilement chef de musique. On est adjudant-major, c’est tentant. »

Et signor Yeuni avala une gorgée philosophique de la sainte liqueur contenue en sa gourde.

« C’est vrai, répondis-je ; je rabote du piano, je tousse du cornet à pistons, je roucoule de la flûte, j’éternue de la clarinette, et, au besoin, j’étranglerais bien du triangle ; mais, — j’ai la vue si basse.

— Niente ! répondit M. Yeuni, vous êtes un fameux musicien. »

On dormit. Que j’ai souvent dormi dans cette fraîcheur calme des nuits étoilées, en l’Inde, en Afrique, et ailleurs.

On s’y fait vite, quand on a le cœur robuste. La santé vient du cœur. Le lendemain, nous gravîmes la montagne Sainte-Croix, et les formalités de frontières remplies par un laisser-passer du capitaine Vuilleret, nous entrâmes en France.

On s’en alla par ces jolis pâturages et l’on arriva à Pontarlier.


II.

DE PONTARLIER À ROME.


Jolie ville que Pontarlier ! Une rue et deux casernes. Les Suisses engagés pour Rome descendent au restaurant de madame Brenet, Au Cheval blanc. Nous y fûmes accueillis par un laid sergent-major et par une jolie fille. L’une fit passer l’autre. Ils étaient sept là, déjà.

L’un revenait d’Afrique.

L’autre avait été saltimbanque.

Le troisième, avec des parfums de bonne maman dans son mouchoir de poche et des restes de confitures autour des lèvres, s’était sauvé de la maison paternelle parce qu’on voulait le faire tailleur et qu’il avait rêvé devenir horloger.

Un quatrième avait soixante ans : il avait toujours été tailleur et avait envie de devenir soldat.

Un autre se faisait volontaire du pape par conviction religieuse.

On rit beaucoup de lui ; il eut le courage de son opinion ; il fut tué à Pérouse.

Quelles vies ! quelles aventures ! Ce qu’ils disaient était beaucoup, ce qu’ils ne disaient pas était plus. Et l’on était gai. On nous donna à dîner, et chacun reçut cinquante centimes. C’était un dimanche. Les autres allèrent boire, moi j’allai voir la ville. Je revins content. J’avais vu deux jolies filles. Que c’est beau et bon de voir une belle femme !

Nous passâmes ainsi huit jours à Pontarlier, attendant du renfort. Il nous en arriva. Gens de tous pays ; aventuriers négatifs ; grands hommes manqués ; généraux au printemps ; bohèmes enfin ; — tous sentant un peu la prison ; bannis d’ici, bannis de là ; les uns instruits, les autres expérimentés, légion étrangère. Je conquis mon grade le premier jour, à une retraite où je sonnai du clairon.

On ne m’appela plus qu’adjudant de musique. On partit. Trois carrioles nous amenèrent jusqu’à un village, sur la route de Salins, village dont les maisons en ruine attestaient les ravages d’un incendie récent. Une auberge restait debout à la sortie du village. Nous nous y réfugiâmes. Une pluie battante inondait la route. À peine entrés dans la piètre auberge du village incendié qu’une altercation furieuse s’éleva entre nous et le sergent major Vésin, qui nous conduisait à Marseille.

Il nous réclamait à chacun deux francs cinquante centimes sur notre pauvre solde pour les carrioles. On se battit. Nous avions le droit, la gendarmerie eut raison.

Quelques heures après, on partit à pied pour Salins, ville noire, enfumée, triste.

Ah ! quel voyage ! Vaincus dans nos droits, nous arrivâmes à Lyon.

« Croyez-vous à l’amour ?

— Je crois aux gardes champêtres.

— Eh bien ! croyez à l’amour. »

Arrivés à Lyon, nous devions être punis pour insubordination dans la route.

Mais dans l’osteria où nous descendîmes, notre sergent major Vésin avait mis son cœur pour toujours dans le cœur d’une jolie fille.

Amour ! tu perdis Troie et quatre fois nos cœurs. Cette fois tu gagnas notre pardon. Splendide brunette, aimée de notre sergent major, c’est à toi que nous dûmes une réconciliation complète. Et l’on partit pour Marseille.

Marseille, le soir ! — La mer qui mugit, des becs de gaz qui font semblant de se souvenir de Paris, quelques pauvres filles arriérées sur les trottoirs ; un vent du Midi aux douceurs acides ; puis la caserne des Petites-Maries, avec ses lits de sangle qu’on fait soi-même, et son vin à quinze centimes le litre.

Le lendemain, repos.

Je courus la ville.

Ce que je trouvai de plus remarquable fut une magnifique statue de l’Immaculée Conception, érigée près de notre caserne. J’ai toujours aimé les symboles.

Le surlendemain, à quatre heures, on prenait pied sur le bateau pour Civita-Vecchia.

Traversée paisible, avec intermèdes de mauvais bœuf roulant sur le pont hors du bidon quand on voulait y toucher, et rappelant le mythe de Tantale.

Civita-Vecchia, le chemin de fer, Rome.


III.

DE ROME À FRIBOURG.


Descendus du chemin de fer de Civita-Vecchia, nous entrâmes deux à deux dans la ville éternelle.