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Page:L’Artiste - journal de la littérature et des beaux-arts, 1861, T12.djvu/227

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On nous arrêta à la porte de la cité des Césars pour nous restaurer d’un mauvais boudin et d’un verre de piquette, bâtard de cidre.

Puis nous arrivâmes à Limar, à la caserne de Santa-Maria-Maggiore.

Belle caserne ! Un temple antique : vastes escaliers d’un palais de la Renaissance, sombres salles d’un temple païen, cour moderne où le régiment Schmid jouait au loto, cantine rappelant une piscine.

On était à Rome.

Le lendemain matin, à la visite.

Pour la visite, on entre dans une salle immense où se trouve il signor Dottore. On s’y met dans l’état du serpent d’Ève au paradis terrestre, et l’on en sort élu ou gracié.

J’en sortis gracié.

Malgré mes immenses talents en musique instrumentale, je fus trouvé trop myope pour qu’on acceptât que j’eusse l’honneur de jouer du clairon ou de siffler du piccolo pour la cause de Sa Sainteté. Mes camarades vendirent leurs habits bourgeois et endossèrent le pantalon rouge pontifical. Moi, gracié, je m’en allai me coucher sur mon lit de camp.

Je passai huit jours à Rome.

J’eus trois permissions de sortie.

J’ai vu :

Une fontaine avec toutes sortes de vilaines bêtes qui jettent de l’eau par les narines. J’aime mieux Versailles.

Une belle femme vivante. J’y pense souvent.

Le pape. L’hymne de Rossini ne ment pas.

Le Colisée. « Nessùn maggior dolor que ricordarsi del tempo felice nella miseria, » diceva il poeta soverano Dante.

La colonne Trajane. Quels vilains jardins !

Des moines romains. Ils étaient gras.

Le château Saint-Ange. Des Français le masquaient.

Saint-Pierre. Cela m’a paru petit, j’aime mieux la gravure.

Le Tibre. J’ai presque regretté le paganisme, etc.

On me donna six scudi. Je partis.

Je quittai Rome sans regret.

Je ne trouve les vieilles femmes agréables que lorsqu’elles sont gaies, — et Rome est triste.

De retour à Civita-Vecchia, j’y tombai dans des processions de moines à l’occasion de la fête de la ville, et dans une illumination splendide à propos de la prise de Milan.

Civita-Vecchia est une jolie rue sur la Méditerranée.

Je m’y ennuyai huit jours avec des saltimbanques qui m’apprirent à dire la bonne aventure, et un matin d’azur je montai le beau vapeur l’Amalfi, qui soutint près de Gênes la plus belle bourrasque dont se puisse targuer le lac français.

Gênes ressemble à Alger, moins la Madonna qui la domine.

Ce qui m’a plu à Gênes, ce sont ces ruelles dallées et sombres, où l’on croit à chaque instant voir surgir le passé splendide et mystérieux.

De Gênes à Turin, un pas ! la distance d’hier à demain.

Gênes est autonome. Grand passé vit encore.

Turin est moderne. Turin est une belle ville.

Mais ce que j’ai vu de plus colossal à Turin, ce sont les puces. La femme est née d’un serpent et d’un sourire de Dieu ; les puces de Turin viennent d’un scorpion qui s’est cru boa constrictor.

De Turin à Suza, le chemin de fer. Des soldats, des moines, des femmes, mais déjà plus d’Italiennes : le doux parler ausonien s’enwelche ; on approche du mont Cenis.

Je franchis le mont Cenis par une belle neige du mois de juin, et j’y rencontrai force fourgons français. Lanslebourg, Modane, Saint-Michel, Saint-Jean de Maurienne, Aix-les-Bains, Genève.

À Genève, j’ai encore senti souffler Jean-Jacques.

À Lausanne, Sainte-Beuve était encore dans l’air.

Et je revins à Fribourg en Suisse, ma ville natale, — punition de vies antérieures coupables.

Et voilà comment j’ai fait le voyage de Rome aux frais du pape.

ÉTIENNE EGGIS.


PHILOSOPHIE DE L’ART.


Il n’y a pas que l’homme seul qui ait en lui son côté sérieux, méditatif et moral. Toute chose créée, toute manifestation de l’intelligence, et particulièrement toute œuvre d’art, porte en soi sa philosophie à côté de sa poésie, c’est-à-dire à la fois sa raison d’être, son précepte et son conseil. Pourquoi la nature sera-t-elle éternellement pour le génie créateur de l’homme une source pure et féconde ? C’est qu’elle cache toujours en elle une beauté et une leçon ; c’est que, tout en servant de modèle à l’artiste, elle lui expose sans cesse une vérité, elle lui traduit une pensée utile ou sublime. L’art n’est donc complet qu’autant qu’à l’instar de la nature il est l’expression des deux symboles éternels de la Divinité, — la pensée et la forme. — L’art pour l’art est un non-sens. Cette théorie des romantiques de 1830 était tout simplement une question mal posée ; aussi à combien de quiproquo n’a-t-elle pas donné lieu ? Tout art est le fruit d’une réflexion, et a pour objet une harmonie. Toute œuvre d’art renferme en soi son charme, qui est son utilité, son exemple, qui est sa moralité. Le but de l’art, même le plus modeste, est d’éveiller un sentiment, un souvenir, ou tout au moins une sensation, — mouvement intérieur, — qui force notre âme à se replier sur elle-même ou à s’élever jusqu’à l’admiration. Rien n’est rationnel et absolu comme l’art. En représentant la beauté, il suscite dans l’homme la logique des impressions, il pose la règle en quelque