Page:L’Humanité nouvelle, 1901.djvu/175

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— Non, certes, Monsieur ; écoutez, sachez, il est des moments où l’on voudrait fuir la lumière du jour ; on dirait une lame aiguë qui vous traverse le cœur.

— Votre service est-il donc si dur ?

— Le service assurément n’est pas une promenade, et je dois avouer que les chefs sont sévères ; mais ce n’est pas tout cela, non, certes, ce n’est pas le service qui vous tue.

— Et qu’est-ce donc ?

— Ah ! si je le savais…

Nous retombâmes dans le silence.

— Maintenant j’y suis fait, j’en ai pris l’habitude. Bah ! les chefs ne me laisseront pas moisir éternellement comme sous-officier ; on me fera avancer en grade ; je n’ai jamais été puni, puis je serai bientôt libre de prendre ma retraite et de retourner dans mon pays.

— Mais qu’est-ce donc qui vous frappe si douloureusement ?

— Si vous voulez, Monsieur, je vous raconterai ce qui m’est arrivé.

Entré au service en 1874 dans un escadron de recrues militaires, j’ai toujours rempli mon devoir ; il faut le dire, j’ai servi avec beaucoup de zèle. J’étais toujours à l’ordre du jour ; on m’envoyait aux théâtres, aux assemblées. Vous savez comme il en va de ces choses-là. Je savais lire et écrire, mes chefs en firent usage. Content de mon zèle, le commandant, qui était un pays, me fit appeler un jour et me dit : « Gavriloff, bientôt je te proposerai pour le grade de sous-officier. Dis-moi, as-tu jamais escorté des prisonniers ?

— Jamais, mon commandant.

— Allons, continua-t-il, la prochaine fois je t’enverrai en qualité d’aide ; tu seras attentif aux détails ; ce n’est pas la mer à boire.

— À vos ordres, mon commandant, répondis-je, quoique je n’eusse jamais fait quelque chose de semblable. De ma vie je n’avais songé devoir jamais escorter vos frères. La chose, peut-être, n’est pas si compliquée, mais il n’en est pas moins nécessaire de comprendre les instructions, de se les assimiler pour ainsi dire. Il faut encore savoir s’y prendre et il y faut de la promptitude.

Huit jours s’étaient à peine écoulés que l’employé de service m’appela, avec le sous-officier, chez le major. En nous voyant, il dit : « Vous partirez tous deux avec le commandant » ; puis, s’adressant au sous-officier, il ajouta : « Voilà un aide pour toi ; c’est son premier essai. Allons, mes enfants. Mettez du cœur à la besogne, ne vous endormez pas. Exécutez-moi l’affaire en braves que vous êtes. C’est une demoiselle de la forteresse que vous aurez à escorter.