Page:L’Humanité nouvelle, 1901.djvu/178

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Au sortir de la ville, nous devions continuer la route en troïka. Mon Ivanoff restait couché, saoul ; il se réveillait de temps à autre, mais pour se rendormir tout aussitôt. En descendant de wagon, il trébucha. « Mauvaise affaire, me dis-je en moi-même. Pourvu qu’il ne perde pas l’argent de la couronne ! » Il se jeta dans la chaise de poste, et la voiture était à peine en mouvement que déjà il ronflait. Elle s’assit à côté de lui ; on n’y était guère à l’aise. Avec quelle horreur, quel dégoût elle le dévisageait ; frémissante comme au contact d’une vermine. Elle s’enveloppa étroitement, se fit toute petite et se serra dans un coin, afin de ne pas le toucher. Nous quittâmes ainsi la ville ; le vent soufflait, glacial. Tout transi de froid moi-même, je voyais qu’elle grelottait. Secouée par une toux violente, elle porta son mouchoir à ses lèvres : je vis des gouttes de sang sur ce mouchoir. Je ressentis une douleur comme d’un poignard enfoncé dans le cœur. « Ah ! Mademoiselle, m’écriai-je, est-il possible, que vous entrepreniez un pareil voyage, malade comme vous l’êtes ! L’automne est rigoureux. Non ! cela ne se peut pas. » Elle me jeta un regard, ah ! ce regard, c’était un éclair : « Seriez-vous naïf à ce point ? Vous n’avez donc pas compris que c’est bien malgré moi que je vais en exil ? » Voilà qui est charmant ! il se constitue mon gardien tout en m’honorant de sa pitié ! — « Vous devriez déclarer votre état aux autorités et entrer dans un hôpital. Cela vaudrait toujours mieux que de continuer le voyage par un froid pareil. La route est longue. » — « Où m’emmène-t-on ? » demanda-t-elle.

« Il nous est sévèrement défendu, répondis-je, de faire connaître aux criminels leur destination. » Voyant mon embarras, elle se détourna ! « Soit, fit-elle, ne dites rien, et ne vous occupez plus de moi. » Je ne pus me retenir : « Votre exil est lointain, bien lointain. » Elle se mordit les lèvres, fronça les sourcils, mais ne répondit rien. Secouant la tête, je lui dis : « Vous êtes jeune, vous ignorez ce que cela signifie ! » À ces mots, elle me regarda, pleine de dépit, et me dit : « Vous vous trompez ! Je ne sais que trop bien ce que cela signifie, mais n’importe ! Je n’irai pas dans votre hôpital. Merci, j’aime mieux mourir libre que de guérir dans les hôpitaux de vos prisons. Vous croyez que j’ai pris froid, que c’est le vent qui me fait souffrir ? Oh, que non ! » — « Vous avez des parents là-bas ? demandai-je, me rappelant qu’elle avait exprimé l’espoir que le contact des amis la remettrait. « Non, répondit-elle, je n’ai, sur cette terre étrangère, ni parents, ni connaissances. Le lieu de mon exil m’est inconnu, mais assurément il s’y trouvera des exilés comme moi, des amis. » Je fus fort surpris de l’entendre qualifier d’amis de parfaits étrangers. Serait-il possible, pensai-je, qu’elle pût trouver là-bas des étrangers qui la nourriraient, la soigneraient sans rémunération. Mais je cessai de la questionner, car, de nou-