Page:L’Humanité nouvelle, 1901.djvu/179

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veau, ses sourcils se froncèrent ; il était évident que mes questions l’irritaient.

Le ciel, vers le soir, s’assombrissait, traversé de lourds nuages, et la pluie tombait. La boue n’avait pas eu le temps de sécher, même elle augmentait, le chemin fut couvert d’une gelée noirâtre. Mon dos était tout éclaboussé ; elle, de même, était couverte de boue. En un mot, pour son malheur, le temps était des plus rudes ; la pluie nous aveuglait ; notre kibitka, sans doute, était munie d’une capote, et je tâchais de protéger ma compagne en la couvrant d’une vieille natte, mais rien n’y fit. Je la vis transie de froid, toute tremblante, les yeux fermés. Les gouttes de pluie ruisselaient sur ses joues pâles ; immobile, elle paraissait avoir perdu connaissance. Je fus épouvanté, je la voyais bien mal, oui, bien mal… Nous arrivâmes à T… La nuit était avancée, je réveillai Ivanoff, et nous descendîmes à la station. Débarrassés de nos vêtements mouillés, je demandai un samovar pour nous réchauffer.

De cette ville, des bateaux à vapeur se rendent au lieu de notre destination ; mais, d’après nos feuilles de route, il nous est sévèrement défendu de nous en servir, et, bien que ce mode de locomotion, plus économe, nous serait avantageux à nous autres, nous ne nous en astreignions pas moins à suivre nos ordres. Aux débarcadères, il y a toujours de la police, des gendarmes, qui pourraient nous chercher chicane. Mais, tout à coup, la demoiselle nous dit : « Je n’irai pas plus loin en poste. Arrangez-vous comme vous voudrez, mais menez-moi en bateau à vapeur. » Ces paroles irritèrent Ivanoff, qui était en train de se frotter les yeux après son lourd sommeil d’ivrogne. « Ce n’est pas à vous de commander, dit-il ; vous nous suivrez, voilà. » Elle ne lui répondit point, mais s’adressant à moi : « Vous avez entendu ? je n’irai pas en poste. »

Prenant à part Ivanoff, je lui dis : « Il faut prendre le bateau, vous n’avez qu’à y gagner, vous ferez des économies. » Malgré ses appréhensions il fut séduit. « Pourvu que cela se passe bien, il y a un colonel dans la ville. Va, continua-t-il, prends des informations, je ne me sens pas bien. » Le colonel habitait tout près. « Allons-y tous, répondis-je ; prenons la demoiselle avec nous. J’avais peur qu’Ivanoff ne s’enivrât et qu’un malheur ne s’ensuivît : si elle allait prendre la fuite ! si elle tentait de se tuer ! C’est nous qui en serions responsables. Ivanoff se décida : nous allâmes tous trois chez le colonel, qui vint au-devant de nous. « Que voulez-vous ? » demanda-t-il. Elle lui expliqua la chose, mais sa parole était irrespectueuse. Elle aurait dû se plier, dire humblement : « Faites-moi la grâce ; » mais elle gardait toujours le même ton hautain : « De quel droit ? » et autres formules semblables ; toujours le même langage audacieux, vous savez. Il l’écouta patiemment jusqu’au bout,