Page:L’Humanité nouvelle, 1901.djvu/181

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— Vous ne dormez pas ? recommença Gavriloff.

— Non, continuez, je vous prie ; je vous écoute.

— J’ai beaucoup souffert à cause d’elle, reprit-il après un moment de silence, beaucoup aussi pour elle : en route, pendant ces longues nuits, par le mauvais chemin, quand la pluie tombait torrentielle, que la tempête grondait à travers la forêt gémissante. Souvent, dans les ténèbres épaisses, je ne distinguais même pas ses traits, et cependant elle est toujours là devant moi : je la vois comme en plein jour, avec ses yeux courroucés, sa pâleur transparente, son regard perdu dans le lointain, comme si sa tête renfermait tout un monde de pensées. En quittant la station, je pris une pelisse pour l’en envelopper. — Mettez cela, lui dis-je, vous serez toujours un peu plus chaudement. Elle la rejeta de ses épaules en criant : « Reprenez cela, je ne veux rien de vous ! » La pelisse m’appartenait en effet ; mais, tout déconcerté, je lui dis : « Non, elle n’est pas à moi, la loi vous autorise à vous en servir. » Elle s’en enveloppa alors, en effet. Mais la pelisse ne remédiait à rien. Quand le jour commençait à poindre, je la regardai : son visage était livide et tout secoué par des frissons. À la station suivante, elle ordonna à Ivanoff de se mettre sur le siège. Il grommela bien un peu, mais n’osa lui désobéir. Il commençait, d’ailleurs, à se dégriser. Nous allâmes ainsi d’un trait, trois jours et trois nuits. D’après les instructions, nous ne devions pas coucher en route et, en cas d’accident, nous avions ordre de nous arrêter dans une ville de garnison. Vous voyez ce que sont les villes en ce pays. Non plus notre prisonnière ne voulait s’attarder, poussée par le désir d’arriver plus vite.

Ainsi nous approchâmes du lieu de sa destination. En voyant apparaître la ville, je me sentis comme soulagé d’un pesant fardeau. Il faut vous dire que, vers la fin, je la tenais littéralement dans mes bras. Elle avait perdu connaissance et, couchée dans la charrette, sa tête se heurtait continuellement contre le bord ; je la soulevai doucement dans mes bras, ce qui la soulageait un peu. Au commencement elle me repoussa : « Arrière ! criait-elle, ne me touchez pas. » Plus tard elle se laissait faire, peut-être parce qu’elle était sans connaissance. Les yeux clos, les paupières transparentes et presque noires, son visage était devenu encore plus beau ; la colère avait fait place à une expression plus douce, il arriva même que dans son sommeil un sourire effleura ses lèvres. Pauvre petite ! Quelque rêve heureux, peut-être, lui faisait-il un moment oublier la réalité. À notre entrée dans la ville, elle s’éveilla et se leva. La pluie avait cessé, le soleil brillait ; cela l’égayait un peu. Selon les instructions, elle ne devait pas rester dans la ville et, comme nous n’y trouvâmes pas de gendarme, je fus chargé de l’escorter au village même de son exil. Excédée de fatigue, elle était quand