Page:L’Humanité nouvelle, 1901.djvu/182

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même gaie à notre départ. À ce moment, plusieurs personnes se trouvaient rassemblées au bureau de police ; c’étaient des exilés : de jeunes demoiselles, des étudiants. Ils lui parlaient par des signes, lui serraient les mains et lui donnaient de l’argent et un grand châle pour le voyage. Ils nous accompagnaient, elle était gaie, mais de fréquentes quintes de toux la secouaient toute ; pour nous elle n’avait pas un regard, elle avait oublié notre existence. Ainsi nous arrivâmes au village, où nous la livrâmes, contre un récépissé, aux autorités. — Elle prononça un nom de famille : « Un tel doit se trouver par ici », dit-elle. « Oui, il y est ; lui fut-il répondu. Le commissaire de police vint : « Où comptez-vous loger ? » demanda-t-il. « Je ne sais pas encore ; en attendant, j’irai chez Résonoff. » Il secoua la tête, mais elle rassembla ses effets et nous quitta sans un mot d’adieu.

— Ainsi, vous ne l’avez plus revue ?

— Revue ? Ah ! oui ; je l’ai revue, mieux eût valu que je ne l’eusse point revue. Mais la destinée le voulait ainsi : À peine de retour, nous fûmes envoyés de nouveau avec un commandement vers les mêmes contrées. C’était un étudiant que nous escortions cette fois, un gaillard qui fredonnait de joyeuses chansons et ne refusait pas un petit coup de vin. Il fut expédié plus loin encore dans l’intérieur du pays. Nous traversâmes le petit village où elle était restée. Il me tardait d’avoir de ses nouvelles, de savoir comment elle s’était installée. « Notre demoiselle est-elle ici ? » demandai-je. « Oui, elle est toujours ici. Quelle étrange créature ! Tout de suite après son arrivée, elle est allée chez un exilé, et personne ne l’a plus revue ; elle habite avec lui. » Les uns ajoutaient : elle est malade ; les autres affirmaient qu’elle était la maîtresse de l’exilé. Vous savez comment on jase : ils ne la connaissaient pas. Moi, je savais quels liens les unissaient, je savais comment ils vivaient ensemble. Je me rappelais les paroles qu’elle avait souvent répétées pendant son lugubre voyage : « Mourir, mourir chez les miens. » J’étais bien curieux ; non, ce n’était pas de la curiosité, je me sentais attiré vers elle irrésistiblement. J’irai, pensai-je, je la reverrai. De bonnes gens m’indiquèrent le chemin : elle habitait, aux confins du village, une petite maisonnette aux portes extrêmement basses. Je frappai, j’entrai ; la chambre était claire et propre : dans un des coins il y avait un lit à rideaux et tout à côté un tout petit atelier. Un second lit se trouvait appuyé contre le mur opposé. Au moment où j’ouvris la porte, elle était assise sur son lit, enveloppée de châles, elle cousait. L’exilé, à côté d’elle sur une chaise, lui faisait la lecture. Toute à son ouvrage, elle écoutait. Au bruit de la porte elle leva les yeux. En m’apercevant, ses pupilles se dilatèrent ; son regard devint sombre, terrible. Elle n’avait pas changé, elle paraissait seu-