Page:L’Humanité nouvelle, 1901.djvu/25

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— Oui, comme complice. C’était moi qui avais porté le verre au monsieur. C’était la coutume ! Ma maman préparait la soude dans de l’eau et, moi, je servais. Seulement, mes amis, je vous dis tout cela bonnement, n’allez pas le raconter…

— Bah ! on ne nous demandera rien, dit Ptakha. — Alors tu as filé, tu t’es évadé des galères ?

— Oui, cher ami, nous étions quatorze. Des gens s’étaient évadés et m’ont pris avec eux. Et maintenant raisonne un peu, mon homme, et dis-moi si c’est dans mon intérêt de leur dire mon nom ? On va me renvoyer aux galères ! Est-ce que je suis un galérien ? Je suis un homme tranquille, maladif ; j’aime proprement manger et dormir. Quand je fais ma prière, j’aime qu’un cierge brûle devant l’image sainte et qu’il n’y ait pas de bruit. Chaque jour, je prie le bon Dieu pour ma maman.

Le vagabond ôte sa casquette et fait des signes de croix.

— Mais ils peuvent me déporter en Sibérie orientale, je ne crains personne !

— Est-ce que c’est mieux ?

— Tout à fait autre chose ! Aux galères tu es comme une écrevisse dans un panier : ça pue, c’est sale, c’est encombré : un enfer, un vrai enfer, un enfer qu’on ne peut pas s’imaginer. Tu es un meurtrier et on te traite comme tel. On ne peut ni manger, ni dormir, ni faire sa prière. Et dans la colonie des déportés c’est tout autre chose. Avant tout j’entrerai dans la commune, comme les autres. Conformément à la loi, les autorités doivent me donner un lot de terrain, oui ! La terre là-bas, à ce qu’il paraît, ne coûte rien, telle la neige ici : tu peux prendre ce que tu veux ! Donc, mon homme, on me donnera de la terre : de la terre pour le labourage, et pour le potager et pour la maison… Je commencerai alors comme tout le monde à labourer, à semer ; je veux me monter tout un ménage : du bétail, une basse-cour, des abeilles, des chiens… enfin un chat pour qu’il fasse la chasse aux souris, afin qu’elles ne mangent pas mon bien… Je me construirai une maison, je m’achèterai des icônes… Après ça, avec l’aide de Dieu je me marierai, j’aurai des enfants.

Le vagabond marmotte et regarde, non pas ses auditeurs, mais un peu de côté. Bien que ses rêves soient naïfs, ils sont émis avec un ton tellement sincère et assuré qu’on a peine à ne pas le croire. La petite bouche du vagabond est effleurée d’un sourire et tout le visage, y compris les yeux et le nez, s’est figé et est devenu stupide, grâce à un bienheureux avant-goût d’un bonheur lointain. Les gardes écoutent et le regardent sérieusement, avec complaisance. Ils croient aussi.

— Je ne crains pas la Sibérie, continue de marmotter le vaga-