Page:L’Humanité nouvelle, 1901.djvu/26

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bond. La Sibérie est aussi la Russie, le Dieu et le Tzar sont les mêmes, on y parle le russe comme toi et moi, seulement c’est plus grand là-bas et les gens sont plus riches. Tout y est mieux. Les rivières sont plus larges, plus profondes ; du gibier et du poisson en veux-tu en voilà, et mon premier plaisir, c’est de pêcher. Qu’on ne me donne pas à manger, mais qu’on me permette seulement de rester quelques heures avec une ligne. Parole d’honneur ! Je pêche à la ligne ainsi qu’à la nasse, et, quand c’est le temps de la débâcle, je prends le poisson au filet. La force me manquant pour tirer le filet, je loue un homme pour cinq kopecs. Quel plaisir, mon Dieu ! quand je prends une lotte ou un chabot, c’est comme si je voyais mon propre frère. Et dire que chaque poisson a sa manière de se laisser prendre : l’un se pêche avec un grillon, un autre avec une grenouille, et ainsi de suite. Il faut comprendre tout cela ! C’est étonnant combien j’ai pris de poissons dans ma vie ! Du temps où je me cachais dans les bois, après m’être évadé, je courais toujours à la rivière pendant que mes camarades dormaient dans la forêt. Les fleuves là-bas sont larges, rapides ; les rivages sont très escarpés sur les bords des forêts épaisses. Les arbres sont énormes, on a le vertige en regardant leur cime. Ici on aurait payé plus de dix roubles pour chacun de ces arbres.

Sous l’impulsion confuse des visions, des images poétiques du passé et du doux pressentiment d’un bonheur futur, le pauvre diable se tait et remue maintenant les lèvres comme s’il se parlait à lui-même. Un sourire de brute satisfaite ne quitte plus son visage. Les gardes se taisent aussi. Ils rêvent, les têtes inclinées. Dans le morne silence automnal, quand un brouillard brutal et froid tombe de la terre sur l’âme, quand il se dresse devant les yeux, pareil à un mur de cachot, et parle à l’homme de la modicité de sa liberté, il est doux de songer aux fleuves larges, profonds et rapides, aux bords escarpés et plantureux, aux forêts infranchissables, aux steppes sans limites. Lentement et avec calme l’imagination se déroule dans des tableaux vivants : au petit jour, quand l’aube matinale n’a pas encore quitté le ciel, le long du fleuve monotone et solitaire passe, pareil à une petite tache, un homme ; des pins centenaires s’entassent en terrasse au bord du torrent et regardent austèrement et en grognant l’homme libre, qui marche tranquillement sous leurs branches. Des racines, d’énormes pierres, des buissons épineux lui barrent le passage ; mais il est fort de corps et vaillant d’âme, il ne craint ni les pins, ni les pierres, ni sa solitude, ni l’écho roulant qui répète le moindre de ses pas.

Les gardes s’imaginent des tableaux d’une vie libre et facile, d’une existence qu’ils n’ont jamais menée ; se rappellent-ils les scènes qu’on leur a décrites, il y a longtemps de ça, ou la notion