Page:L’Illustration théâtrale, année 8, numéro 203, 17 février 1912.djvu/35

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Ventroux. — Mais, justement ! c’est toujours dans son parti qu’on trouve ses ennemis ! Clémenceau serait de la droite, parbleu ! je m’en ficherais !… et lui aussi !… mais, du même bord, on est rivaux ! Clémenceau se dit qu’il peut redevenir ministre !… que je peux le devenir aussi !…

Clarisse, le toisant. — Toi ?

Ventroux, se levant. — Quoi ? Tu le sais bien ! Tu sais bien que, dans une des dernières combinaisons, à la suite de mon discours sur la question agricole, on est venu tout de suite m’offrir… le portefeuille… de la Marine.

Clarisse, s’asseyant à droite de la table. — Oui, oh !…

Ventroux. — Ministre de la Marine ! tout de même, hein ? tu me vois ?

Clarisse. — Pas du tout.

Ventroux, vexé. — Naturellement.

Clarisse. — Ministre de la Marine ! tu ne sais même pas nager !

Ventroux. — Qu’ça prouve, ça ? Est-ce qu’on a besoin de savoir nager pour administrer les affaires de l’État ?

Clarisse. — Pauvres affaires !

Ventroux, tout en parlant, gagnant par le fond, la gauche de la scène, de façon à descendre à gauche de la table. — Oui, c’est entendu ! Oh ! d’ailleurs, je me demande pourquoi je discute ? On n’est jamais prophète dans son pays. Heureusement que ceux qui ne me connaissent pas me jugent d’autre façon que toi ! (S’asseyant sur la chaise, à gauche de la table et face à sa femme.) Eh ! bien, je t’en supplie ! n’entrave pas ma carrière en compromettant une si belle situation par des imprudences dont l’effet peut être irréparable.

Clarisse, haussant les épaules. — Irréparable !…

Ventroux. — Songe que tu es la femme d’un ministre de demain ! Eh bien ! quand tu seras ministresse, est-ce que tu te baladeras dans les couloirs du ministère en chemise ?

Clarisse. — Mais non ! bien entendu !

Ventroux. — Et quand je dis ministre ! On ne sait pas ! C’est le beau du régime : tout le monde peut aspirer quelque jour à devenir… président de la République. Eh bien ! que je le devienne ! (Elevant la main comme pour parer à une objection.) Mettons ! On reçoit des rois !… des reines ! Est-ce que tu les recevras en chemise ?

Clarisse. — Oh ! non ! non !

Ventroux. — Est-ce que tu te montreras à eux comme ça ?

Clarisse. — Mais non, voyons !… Je mettrai ma robe de chambre.

Ventroux, se levant en se prenant la tête à deux mains. — Sa robe de chambre ! elle mettra sa robe de chambre !…

Clarisse. — Enfin, je mettrai ce que tu voudras !

Ventroux, devant la table. — Non, c’est effrayant, ma pauvre enfant ! tu n’as aucune idée de ce que c’est que la correction.

Clarisse, se dressant avec un geste indigné. — Moi ?

Ventroux, avec indulgence, en lui prenant amicalement les épaules entre les mains. — Oh ! Je ne t’en veux pas ! Ce n’est pas du vice, chez toi ; au contraire, c’est de l’ingénuité. N’empêche que, par deux chemins opposés, on arrive quelquefois au même résultat.

Il passe au no2.

Clarisse. — Oh ! cite-moi un cas !… cite-moi un cas où j’ai été incorrecte !

Ventroux. — Oh ! pas bien loin à chercher ! pas plus tard qu’hier, tiens, quand Deschanel est venu me voir.

Clarisse. — Eh ben ?

Ventroux. — Il n’y avait pas cinq minutes que je te l’avais présenté, que tu ne trouves rien de mieux à lui dire que : "Ah ! que c’est curieux, l’étoffe de votre pantalon ! Qu’est-ce que c’est que ce tissu-là ? " Et tu te mets à lui peloter les cuisses !

Il joint le geste à la parole.

Clarisse, se dérobant. — Oh ! les cuisses, les cuisses ! Je ne m’occupais que de l’étoffe.

Ventroux. — Oui, mais les cuisses étaient dessous ! Tu trouves que c’est une tenue ?

Clarisse. — Eh ben ! comment voulais-tu que je fasse ? Je ne pouvais pourtant pas lui demander d’ôter son pantalon, à ce monsieur que je voyais pour la première fois !

Ventroux, écartant de grands bras. — Voilà ! Voilà ! Mais tu pouvais te passer de tâter l’étoffe ! Il me semble que Deschanel a un passé politique suffisant pour te permettre de trouver autre chose à lui dire que de lui parler de son pantalon !… surtout avec gestes à l’appui.

Clarisse, gagnant l’extrême gauche. — Oh ! tu vois du mal dans tout.

Ventroux, haussant les épaules, tout en remontant. — Ah ! oui, je vois du mal dans tout !

Clarisse, se retournant brusquement et allant s’asseoir, à gauche de la table, face à Ventroux. — Non, mais je te conseille de critiquer, toi qui es si sévère pour les autres ! Tu parles de ma tenue ! Eh ! bien, et la tienne… l’autre jour… au déjeuner sur l’herbe ?… avec mademoiselle Dieumamour ?

Ventroux. — Quoi ? Quoi ? mademoiselle Dieumamour ?

Clarisse. — Quand tu lui as sucé la nuque ? Tu trouves cela convenable ?

Ventroux. — Quand je lui ai… (Se prenant le front à deux mains.) Ah ! non, non ! Quand les femmes se mêlent d’écrire l’histoire !…

Il s’assied à droite de la table.

Clarisse. — Quoi ? Tu ne lui as pas sucé la nuque ?

Ventroux, avec force. — Si je lui ai sucé la nuque ! Evidemment, je lui ai sucé la nuque ! Je lui ai sucé la nuque, et je m’en vante ! C’est tout à mon honneur !

Clarisse. — Ah ?… tu trouves !

Ventroux. — Tu ne penses pas que ce soir par un désir inspiré par ses quarante printemps, et les trous de petite vérole qu’elle a sur le nez, que… ?

Clarisse. — Est-ce qu’on sait jamais, avec les hommes ! c’est si vicieux !

Ventroux. — Oui, oh ben ! je t’assure !… Seulement, elle avait été piquée par une mauvaise mouche ; la piqûre avait un sale aspect ! c’était déjà tout enflé ! je ne pouvais pas la laisser crever du charbon par respect des convenances !

Clarisse, haussant les épaules. — Du charbon ! Qu’est-ce que tu en sais, si la mouche était charbonneuse ?

Ventroux, sur un ton coupant. — Je n’en sais rien !… Mais, dans le doute, je n’avais pas à hésiter. Une piqûre de mouche peut être mortelle si on ne cautérise pas ou si on ne suce pas immédiatement la plaie. Il n’y avait rien pour cautériser, je me suis dévoué ! J’ai fait ce que commandait la charité chrétienne !… (Geste large, puis :) J’ai sucé !

Clarisse. — Oui, ah ! c’est commode ! Avec ce système-là, il n’y a plus qu’à sucer la nuque à toutes les