Page:L’Odyssée (traduction Bareste).djvu/195

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» Telles sont mes paroles. Le cruel Cyclope me répond :

« Étranger, tu as sans doute perdu la raison, ou tu viens d'un pays bien éloigné, puisque tu m'ordonnes de respecter et de craindre les dieux. Sache donc que les Cyclopes se soucient peu de Jupiter et de tous les immortels fortunés : ils sont plus puissants qu'eux ! Pour éviter le courroux de Jupiter, je n'épargnerai ni toi, ni tes compagnons, à moins que je le veuille bien. Mais dis-moi maintenant où tu as laissé ton navire ; apprends-moi, pour que je le sache, s'il est à l'extrémité de l'île ou près de ma grotte. »

» C'est ainsi qu'il parle afin de me tenter ; mais ma grande expérience n'est point dupe de ses ruses, et je lui réponds à mon tour par ces trompeuses paroles :

« Neptune, le dieu qui ébranle la terre, a brisé mon navire en le jetant contre un rocher, au moment où j'allais toucher le promontoire qui s'élève sur les bords de ton île ; et le vent a dispersé les débris de mon frêle esquif sur les flots de la mer. Moi et ces guerriers, nous avons seuls échappé à la triste mort ! »

» À ces paroles le Cyclope ne répond rien. Il se lève brusquement, saisit deux de mes compagnons et les écrase comme de jeunes faons contre la pierre de la grotte : leur cervelle jaillit à l'instant et se répand sur la terre. Alors il divise leurs membres palpitants, prépare son repas, et, semblable au lion des montagnes, il dévore les chairs, les entrailles, et même les os remplis de moelle de mes deux compagnons. A la vue de cette indigne cruauté nous élevons, en gémissant, nos mains vers Jupiter, et le désespoir s'empare de nos âmes. Quand le Cyclope a rempli son vaste corps en mangeant ces chairs humaines, il boit un lait pur, se couche dans la caverne, et s'étend au milieu de ses troupeaux. — Je voulus m'approcher de ce monstre, tirer le glaive aigu que je portais à mes côtés et le lui enfoncer dans la poitrine, à l'endroit où les muscles retiennent le foie, mais une autre pensée me retint ; car nous aurions péri dans cette grotte, et nous n'aurions jamais pu enlever avec nos mains l'énorme rocher que le géant avait placé à l'entrée de sa caverne.

— Ainsi nous attendons en gémissant le retour de la divine Aurore.