LETTRE DE MONTAIGNE 319 Ainii, il ouit la meffe & feit fes Pafques. Et comme le preftre prenoit congé de luy, il luy dit: «Mon pere fpirituel, " ie vous fupplie humblement, & vous & ceux qui font foubs 40 voitre charge, priez Dieu pour moy, foit qu’il foit ordonné par les tres facrez threfors des deifeins de Dieu que ie finiffe à cette heure mes iours, qu’i1 ayt pitié de mon ame, & me pardonne mes pechez, qui font infinis, comme il n’eft pas pofûble que Ii vile & ii baiïe creature que moy aye peu 45 executer les commandements d’vn li haut & fi puiffant mailtre: ou ûil luy femble que ie face encores befoin par deçà, & qu’il veuille me referuer à quelque autre heure, fuppliez le qu’il finiffe bien toit en moy les angoiffes que ie fouffre, & qu’il me face la grace de guider dorenauant 5o mes pas à la fuyte de fa volonté, & de me rendre meilleur que ie n’ay efté.» Sur ce point il fvarrelta vn peu pour prendre aleine: & voyant que le preltre f=en alloit, il le rappella, & luy dit: «Encores veux-ie dire cecy en voftre prefence : Ie protefte, que comme i’ay efté baptizé, ay vefcu, 55 ainli veux-ie mourir foubs la foy & religion que Moyfe planta premierement en Egypte, que les Peres receurent depuis en Iudee, & qui de main en main par fucceflion de temps a efté apportee en France. » Il fembla, à le voir, qu’il euit parlé encores plus long temps, fvil euft peu: mais il 60 finit, priant fon oncle & moy de prier Dieu pour luy. « Car ce font, dit-il, les meilleurs offices que les chreitiens puiffent ' faire les vns pour les autres.» Il f>eft0it_` en parlant def- couuert vne efpaule, & pria fon oncle la recouurir, encores qu’il euft vn vallet plus pres de luy. Et puis, me regardant: 65 «I1zge1mi efi, dit-il, cui multum debeas, ei plmrimum nelle debere.» Monüeur de Belot le vint voir apres midy, & il luy dit, lui prefentant fa main: Moniieur mon bon amy, i’eftois icy à mefme pour payer ma debte, mais i’ay trouué ’ vn bon crediteur qui me l’a remife. » Vn peu apres comme il 70 fe réueilloit en furfaut: « Bien, bien, qu’elle vienne quand elle voudra, ie l’attends, gaillard & de pié coy; » mots qu’i1 redit deux ou trois fois en fa maladie. Et puis,c0mme on
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