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On objectera peut-être que Baïf, ami des premières années, dut recevoir la confidence des essais poétiques de La Boétie, et c’est à ce titre qu’il aurait accueilli les six sonnets publiés plus tard par lui. Comment expliquer alors que la rédaction, qui devrait être la première en date, soit, au contraire, la moins inexpérimentée ? Je croirais plus volontiers que Baïf était du nombre de ceux qui ne trouvaient pas ces vers « assez limez pour estre mis en lumière ». Sans doute Montaigne, qui savait quelles avaient été les relations de Baïf avec La Boétie, lui montra un échantillon des vers de ce dernier. Les publiant lui-même, Baïf a voulu leur donner le tour qui leur seyait le mieux, à son avis. Il les a arrangés à son goût et au goût de son école, au lieu de leur laisser le charme un peu agreste, mais pénétrant, de leur forme native. Telle est la solution que me paraît comporter ce petit problème.

Le modeste recueil des poésies françaises de La Boétie s’ouvre par la traduction des plaintes de Bradamante, tirées du XXXIIe chant de l’Arioste. L’Orlando furioso était alors le poème le plus populaire de l’Europe. Depuis 1516, date à laquelle parurent à Ferrare les quarante premiers chants, les éditions italiennes s’étaient succédé avec une surprenante rapidité, que l’adjonction des six demiers chants en 1532 n’avait fait qu’accroître. Cette brillante épopée ne tarda pas à être traduite en français. Dès 1543 paraissait à Lyon une traduction complète en prose, qui eut presque autant de succès que la publication italienne. Plusieurs fois on la réirnprima en peu de temps, et les poètes, eux aussi, se mirent à traduire et imitèrent à l’envi le chef-d’œuvre de l’Arioste. La liste de ces adaptations françaises serait longue à dresser, car chacun tenait à honneur de redire quelqu’un des séduisants épisodes du poème italien. Celui que La Boétie choisit est un des plus célèbres, et en le choisissant, il a fait preuve de goût. « Ce sont, dit L. Feugère[1], les plaintes de Bradamante, lorsqu’en proie à d’inconsolables regrets, elle redemande son cher Roger ; ce sont les accents enflammés que la jalousie fait sortir du fond de son cœur : jamais la passion n’a parlé un langage plus véhément et plus énergique. Par la vérité des couleurs, par la vivacité des traits que lui suggère sa souple et

  1. Caractères et portraits littéraires du XVIe siècle, t. I, p. 45. — La Boétie a traduit trente huitains du chant XXXII. M. Feugère a eu tort d’écrire (p. 473 de son édition) que le poète Guillaume Du Peyrat avait traduit plus tard en vers le même épisode que La Boétie. Les Regrets de Bradamante traduits par Du Peyrat sont tirés du chant XLIV et se trouvent imprimés dans ses Essais poétiques (Tours, 1593, in-12, ff. 103-107).