Page:La Boétie - Œuvres complètes Bonnefon 1892.djvu/77

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passion, et leurs deux existences se confondirent au point de n’en former plus qu’une, avec ses joies et ses douleurs communes. Cependant, en examinant de près cette liaison si intime, on peut encore distinguer quel était plus particulièrement le rôle de chacun dans l’ensemble. Montaigne, jeune encore de goûts et d’inclinations, mais plus généreusement doué au point de vue des qualités intellectuelles, demeure surtout le juge de l’esprit : La Boétie confesse de bonne grâce cet avantage. La Boétie, au contraire, vertueux et chaste, fut le juge des mœurs : « De même qu’il me surpassait d’une distance infinie en toute autre sufiisance et vertu, écrit Montaigne, aussi faisoit-il au debvoir de l’amitié. » Et, si l’on poussait aux extrêmes cette minutieuse analyse, on reconnaîtrait aisément à La Boétie une supériorité sur son ami, supériorité donnée par l’âge — il avait deux ans de plus que Montaigne, — mais surtout par la fermeté de caractère et la pureté de la vie. Jusqu’ici on a un peu trop exclusivement considéré la conduite de Montaigne. Cependant, si Montaigne avait une aussi haute idée de l’amitié, il le devait, pour beaucoup, à l’influence de La Boétie. C’est à côté d’un semblable compagnon qu’il avait appris à placer l’amitié au-dessus de tous les grands sentiments, au-dessus de l’amour fraternel lui-même, quoique le nom de frère soit, à son sens, un nom si doux et si beau, qu’il en avait fait un lien de plus entre son ami et lui. Mais la communauté d’intérêts et d’origine est trop souvent entre les frères une cause de relâchement et de désunion. Il est vrai qu’en cela Montaigne n’entendait point parler de ces amitiés ordinaires, qui ne sont « qu’accointances et familiarités, nouées par quelque occasion ou commodité par le moyen de laquelle nos âmes s’entretiennent ». Il ne songe qu’à cette union absolue, prédestinée à quelques natures délicates, qui les mêle l’une à l’autre si étroitement que la volonté de chacun se perd dans la volonté de l’ami de son choix.

Tel était le sentiment que La Boétie lui avait inspiré. Et lorsque Montaigne, âme ardente mais un peu mobile, semblait se lasser de poursuivre une perfection toujours pénible à atteindre, c’est La Boétie qui le réconfortait encore et l’encourageait à de nouveaux efforts. Nous avons conservé trois pièces de vers latins qui nous montrent bien cette salutaire impulsion. Elles sont vraiment belles toutes trois et n’ont contre elles, de l’avis de Sainte-Beuve, que de n’être point écrites en français. Deux d’entre elles surtout