Page:La Boétie - Œuvres complètes Bonnefon 1892.djvu/81

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

domestique, et de cette vivante comparaison découle bien vite l’enseignement que La Boétie voulait en tirer. En cela, il avait surtout en vue de convaincre Montaigne, jeune alors et ardent, trop enclin sans doute à préférer les plaisirs faciles à l’attrait plus austère de la sagesse et de la vertu. Mieux que personne, il connaissait les qualités et les défauts de cette nature, aussi noble qu’enthousiaste, et c’était pour la retenir qu’il lui adressait de sages exhortations.

On comprend que la perte d’un tel ami fut un vrai malheur pour Montaigne. Sans vouloir augmenter le rôle de La Boétie, on peut dire, je crois, qu’il exerçait sur son compagnon une influence salutaire, et qu’il ranima souvent une ardeur pour le bien qui commençait parfois à se refroidir. Aussi, quelle émotion Montaigne n’éprouva-t-il pas à la première nouvelle d’un mal qui devait emporter cet incomparable ami ! Le récit que Montaigne nous a laissé des derniers instants de La Boétie est admirable, et je ne sais, dans notre langue, nulles pages remplies d’une douleur plus touchante et plus vraie. C’est la mort du sage dans toute la sérénité de sa foi en l’infini. On entend encore, après trois siècles, les propos que La Boétie tenait à chacun avant l’heure suprême ; on traverse toutes les inquiétudes qu’éprouvèrent ceux qui l’entouraient en attendant le fatal dénouement. Cependant le malade s’affaiblit peu à peu. Tout à coup il semble se remettre : son visage n’est plus exsangue et sa faiblesse paraît moins grande. Nous nous prenons à espérer. Erreur trompeuse. Comme un flambeau prêt à s’éteindre jette un dernier éclat, la vie s’enfuit dans un effort suprême, et c’est ainsi que rendit l’âme celui qu’on a pu nommer un grand homme de bien.

À ce coup si rude, qui frappait une existence si proche de la sienne, le cœur de Montaigne souffrit cruellement. La vie lui semblait lourde à porter, après un si grand malheur, et il la regardait désormais « comme une nuit obscure et ennuyeuse ». Il languit quelque temps comme un oiseau blessé ; les plaisirs eux-mêmes ne font que raviver sa douleur. « Nous étions à moitié de tout, il me semble que je lui dérobe sa part. » Ce qui le charmait jadis l’ennuie maintenant. Son âme, atteinte dans ses profondeurs les plus sensibles, se prend à douter, car, avec la sauvegarde de l’ami, ont disparu aussi la foi et le courage. Enfin, le Parlement, où il siégeait, lui devient odieux, et il ne tarde pas, pour chasser les derniers souvenirs d’un passé qui l’attriste, à résigner sa charge de conseiller en faveur de Florimond de Raymond[1].

  1. Tamizey de Larroque, Essai sur Florimond de Raymond, p. 132.