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Désormais, l’existence de Montaigne eut le pieux office de faire « à tout jamais les obsèques » de celui qui n’était plus. Ils s’étaient livrés sans restrictions l’un à l’autre, tant que la vie les avait réunis. Maintenant que la mort les séparait, la suprême consolation de celui qui restait fut la certitude de n’avoir pas caché son affection, d’avoir eu avec l’autre « une parfaite et entière communication ». Montaigne se dévoua à la mémoire de l’ami qu’il avait perdu. Il fallait que chacun le connût, l’estimât et l’aimât, comme lui-même l’avait connu, estimé et aimé. Il défendit contre tous le souvenir de La Boétie et il pouvait se rendre ce témoignage que, s’il n’avait pas pris ce soin, La Boétie eût été, par la médisance, « deschiré en mille contraires visages ». Mais Montaigne veillait sur une tombe si chère.

Malgré le temps, malgré le devoir accompli, le regret de celui qui était disparu demeurait vivant dans le cœur de celui qui restait et Montaigne ne put jamais songer sans douleur à la perte de cet ami inséparable. Plus de vingt ans après la mort de La Boétie, aux bains della Villa où il se trouvait alors, Montaigne est tout à coup envahi par la pensée de celui qu’il avait si tendrement aimé : « J’y fus si longtemps sans me raviser que cela me fit grand mal[1]. » Le témoignage est touchant, car il est noté sans aucune recherche, tel qu’il avait été éprouvé. Plus tard encore, dans une des revisions des Essais auxquelles il se livrait, Montaigne, déjà près de succomber lui-même, parlait encore avec amertume de celui qu’il avait vu « surpris dans le train d’une très heureuse et très vigoureuse santé ». Sa douleur l’entraîne. Il accuse les médecins de cette mort : « Ce pendant qu’ils craignent d’arrester le cours d’un dysenterique pour ne luy causer la fièvre, ils me tuerent un amy qui valoit mieux qu’eus tous tant qu’ils sont[2]. » Rien n’avait pu remplir un vide, qui se faisait toujours cruellement sentir.

L’affection de La Boétie avait, il est vrai, survécu à lui-même. En mourant, il ne voulut pas laisser le compagnon des dernières

  1. Journal de voyage, in-4o, p. 218.
  2. Essais (1595), liv. II, ch. 37.