Page:La Bruyère - Les Caractères, Flammarion, 1880.djvu/19

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Or ceux dont Théophraste nous peint les mœurs dans ses Caractères étaient Athéniens, et nous sommes Français ; et si nous joignons à la diversité des lieux et du climat le long intervalle des temps, et que nous considérions que ce livre a pu être écrit la dernière année de la CXVe olympiade, trois cent quatorze ans avant l’ère chrétienne, et qu’ainsi il y a deux mille ans accomplis que vivait ce peuple d’Athènes dont il fait la peinture, nous admirerons de nous y reconnaître nous-mêmes, nos amis, nos ennemis, ceux avec qui nous vivons, et que cette ressemblance avec des hommes séparés par tant de siècles soit si entière. En effet, les hommes n’ont point changé selon le cœur et selon les passions ; ils sont encore tels qu’ils étaient alors et qu’ils sont marqués dans Théophraste : vains, dissimulés, flatteurs, intéressés, effrontés, importuns, défiants, médisants, querelleux, superstitieux.

Il est vrai, Athènes était libre ; c’était le centre d’une république ; ses citoyens étaient égaux ; ils ne rougissaient point l’un de l’autre ; ils marchaient presque seuls et à pied dans une ville propre, paisible et spacieuse, entraient dans les boutiques et dans les marchés, achetaient eux-mêmes les choses nécessaires ; l’émulation d’une cour ne les faisait point sortir d’une vie commune ; ils réservaient leurs esclaves pour les bains, pour les repas, pour le service intérieur des maisons, pour les voyages ; ils passaient une partie de leur vie dans les places, dans les temples, aux amphithéâtres, sur un port, sous des portiques, et au milieu d’une ville dont ils étaient également les maîtres. Là le peuple s’assemblait pour délibérer des affaires publiques ; ici il s’entretenait avec les étrangers ; ailleurs les philosophes tantôt enseignaient leur doctrine, tantôt conféraient avec leurs disciples. Ces lieux étaient tout à la fois la scène des plaisirs et des affaires. Il y avait dans ces mœurs quelque chose de simple et de populaire, et qui ressemble peu aux nôtres, je l’avoue ; mais cependant quels hommes en général que les Athéniens, et quelle ville qu’Athènes ! quelles lois ! quelle police ! quelle valeur ! quelle discipline ! quelle perfection dans toutes les sciences et dans tous les arts ! mais quelle politesse dans le commerce ordinaire et dans le langage ! Théophraste, le même Théophraste dont l’on vient de dire de si grandes choses, ce parleur agréable, cet homme qui s’exprimait divinement, fut reconnu étranger et appelé de ce nom par une simple femme de qui il achetait des herbes au marché, et qui reconnut, par je ne sais quoi d’attique qui lui manquait et que les Romains ont depuis appelé urbanité, qu’il n’était pas Athénien ; et Cicéron rapporte que ce grand personnage demeura étonné de voir qu’ayant vieilli dans Athènes, possédant si parfaitement le langage attique et en ayant acquis l’accent par une habitude de