Page:La Bruyère - Les Caractères, Flammarion, 1880.djvu/20

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tant d’années, il ne s’était pu donner ce que le simple peuple avait naturellement et sans nulle peine. Que si l’on ne laisse pas de lire quelquefois, dans ce traité des Caractères, de certaines mœurs qu’on ne peut excuser et qui nous paraissent ridicules, il faut se souvenir qu’elles ont paru telles à Théophraste, qu’il les a regardées comme des vices dont il a fait une peinture naïve, qui fit honte aux Athéniens et qui servit à les corriger.

Enfin, dans l’esprit de contenter ceux qui reçoivent froidement tout ce qui appartient aux étrangers et aux anciens, et qui n’estiment que leurs mœurs, on les ajoute à cet ouvrage. L’on a cru pouvoir se dispenser de suivre le projet de ce philosophe, soit parce qu’il est toujours pernicieux de poursuivre le travail d’autrui, surtout si c’est d’un ancien ou d’un auteur d’une grande réputation ; soit encore parce que cette unique figure qu’on appelle description ou énumération, employée avec tant de succès dans ces vingt-huit chapitres des Caractères, pourrait en avoir un beaucoup moindre, si elle était traitée par un génie fort inférieur à celui de Théophraste.

Au contraire, se ressouvenant que, parmi le grand nombre des traités de ce philosophe rapportés par Diogène Laërce, il s’en trouve un sous le titre de Proverbes, c’est-à-dire de pièces détachées, comme des réflexions ou des remarques, que le premier et le plus grand livre de morale qui ait été fait porte ce même nom dans les divines Ecritures, on s’est trouvé excité par de si grands modèles à suivre selon ses forces une semblable manière d’écrire des mœurs ; et l’on n’a point été détourné de son entreprise par deux ouvrages de morale qui sont dans les mains de tout le monde, et d’où, faute d’attention ou par un esprit de critique, quelques-uns pourraient penser que ces remarques sont imitées.

L’un, par l’engagement de son auteur, fait servir la métaphysique à la religion, fait connaître l’âme, ses passions, ses vices, traite les grands et les sérieux motifs pour conduire à la vertu, et veut rendre l’homme chrétien. L’autre, qui est la production d’un esprit instruit par le commerce du monde et dont la délicatesse était égale à la pénétration, observant que l’amour-propre est dans l’homme la cause de tous ses faibles, l’attaque sans relâche, quelque part où il le trouve ; et cette unique pensée, comme multipliée en mille manières différentes, a toujours, par le choix des mots et par la variété de l’expression, la grâce de la nouveauté.