Page:La Bruyère - Les Caractères, Flammarion, 1880.djvu/204

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On loue les grands pour marquer qu’on les voit de près, rarement par estime ou par gratitude. On ne connaît pas souvent ceux que l’on loue ; la vanité ou la légèreté l’emportent quelquefois sur le ressentiment : on est mal content d’eux et on les loue.

38 (IV)

S’il est périlleux de tremper dans une affaire suspecte, il l’est encore davantage de s’y trouver complice d’un grand : il s’en tire, et vous laisse payer doublement, pour lui et pour vous.

39 (V)

Le prince n’a point assez de toute sa fortune pour payer une basse complaisance, si l’on en juge par tout ce que celui qu’il veut récompenser y a mis du sien ; et il n’a pas trop de toute sa puissance pour le punir, s’il mesure sa vengeance au tort qu’il en a reçu.

40 (IV)

La noblesse expose sa vie pour le salut de l’Etat et pour la gloire du souverain ; le magistrat décharge le prince d’une partie du soin de juger les peuples : voilà de part et d’autre des fonctions bien sublimes et d’une merveilleuse utilité ; les hommes ne sont guère capables de plus grandes choses, et je ne sais d’où la robe et l’épée ont puisé de quoi se mépriser réciproquement.

4I

(IV) S’il est vrai qu’un grand donne plus à la fortune lorsqu’il hasarde une vie destinée à couler dans les ris, le plaisir et l’abondance, qu’un particulier qui ne risque que des jours qui sont misérables, il faut avouer aussi qu’il a un tout autre dédommagement, qui est la gloire et la haute réputation. Le soldat ne sent pas qu’il soit connu ; il meurt obscur et dans la foule : il vivait de même, à la vérité, mais il vivait ; et c’est l’une des sources du défaut de courage dans les conditions basses et serviles. Ceux au contraire que la naissance démêle d’avec le peuple et expose aux yeux des hommes, à leur censure et à leurs éloges, sont même capables de sortir par effort de leur tempérament, s’il ne les portait pas à la vertu ; et cette disposition de cœur et d’esprit, qui passe des aïeuls par les pères dans leurs descendants, est cette bravoure si familière aux personnes nobles, et peut-être la noblesse même.

(V) Jetez-moi dans les troupes comme un simple soldat, je suis Thersite ; mettez-moi à la tête d’une armée dont j’aie à répondre à toute l’Europe, je suis Achille.

42 (I)

Les princes, sans autre science ni autre règle, ont un