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Page:La Bruyère - Les Caractères, Flammarion, 1880.djvu/67

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sont au-dessus des autres écrivains que par leurs expressions et par leurs images. Il faut exprimer le vrai pour écrire naturellement, fortement, délicatement.

❡ On a dû faire du style ce qu’on a fait de l’architecture : on a entièrement abandonné l’ordre gothique que la barbarie avait introduit pour les palais et pour les temples ; on a rappelé le dorique, l’ionique et le corinthien ; ce qu’on ne voyait plus que dans les ruines de l’ancienne Rome et de la vieille Grèce, devenue moderne, éclate dans nos portiques et dans nos péristyles. De même on ne saurait, en écrivant, rencontrer le parfait, et, s’il se peut, surpasser les anciens que par leur imitation.

Combien de siècles se sont écoulés avant que les hommes, dans les sciences et dans les arts, aient pu revenir au goût des anciens et reprendre enfin le simple et le naturel !

On se nourrit des anciens et des habiles modernes, on les presse, on en tire le plus qu’on peut, on en renfle ses ouvrages ; et, quand enfin l’on est auteur et que l’on croit marcher tout seul, on s’élève contre eux, on les maltraite, semblable à ces enfants, drus et forts d’un bon lait qu’ils ont sucé, qui battent leur nourrice.

Un auteur moderne prouve ordinairement que les anciens nous sont inférieurs en deux manières, par raison et par exemple ; il tire la raison de son goût particulier et l’exemple de ses ouvrages.

Il avoue que les anciens, quelque inégaux et peu corrects qu’ils soient, ont de beaux traits ; il les cite, et ils sont si beaux qu’ils font lire sa critique.

Quelques habiles prononcent en faveur des anciens contre les modernes, mais ils sont suspects et semblent juger en leur propre cause, tant leurs ouvrages sont faits sur le goût de l’antiquité : on les récuse.

❡ L’on devrait aimer à lire ses ouvrages à ceux qui en savent assez pour les corriger et les estimer.

Ne vouloir être ni conseillé ni corrigé sur son ouvrage est un pédantisme.

Il faut qu’un auteur reçoive avec une égale modestie les éloges et la critique que l’on fait de ses ouvrages.

❡ Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n’y en a qu’une qui soit la bonne ; on ne la rencontre pas toujours en parlant ou en