Page:La Bruyère - Les Caractères, Flammarion, 1880.djvu/69

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nous convaincre qu’ils ont de la capacité et des lumières, qu’il savent juger, trouver bon ce qui est bon et meilleur ce qui est meilleur. Un bel ouvragé tombe entre leurs mains, c’est un premier ouvrage ; l’auteur ne s’est pas encore fait un grand nom, il n’a rien qui prévienne en sa faveur ; il ne s’agit point de faire sa cour ou de flatter les grands en applaudissant à ses écrits. On ne vous demande pas, Zélotes, de vous récrier : « C’est un chef-d’œuvre de l’esprit ; l’humanité ne va pas plus loin ; c’est jusqu’où la parole humaine peut s’élever ; on ne jugera à l’avenir du goût de quelqu’un qu’à proportion qu’il en aura pour cette pièce. » Phrases outrées, dégoûtantes, qui sentent la pension ou l’abbaye, nuisibles à cela même qui est louable et qu’on veut louer. Que ne disiez-vous seulement : « Voilà un bon livre » ; vous le dites, il est vrai, avec toute la France, avec les étrangers comme avec vos compatriotes, quand il est imprimé par toute l’Europe et qu’il est traduit en plusieurs langues : il n’est plus temps.

❡ Quelques-uns de ceux qui ont lu un ouvrage en rapportent certains traits dont ils n’ont pas compris le sens, et qu’ils altèrent encore par tout ce qu’ils y mettent du leur ; et ces traits ainsi corrompus et défigurés, qui ne sont autre chose que leurs propres pensées et leurs expressions, ils les exposent à la censure, soutiennent qu’ils sont mauvais, et tout le monde convient qu’ils sont mauvais ; mais l’endroit de l’ouvrage que ces critiques croient citer et qu’en effet ils ne citent point, n’en est pas pire.

❡ « Que dites-vous du livre d’Hermodore ? — Qu’il est mauvais, répond Anthime. — Qu’il est mauvais ? — Qu’il est tel, continue-t-il, que ce n’est pas un livre, ou qui mérite du moins que le monde en parle. — Mais l’avez-vous lu ? — Non, » dit Anthime. Que n’ajoute-t-il que Fulvie et Mêlanie l’ont condamné sans l’avoir lu, et qu’il est ami de Fulvie et de Mélanie ?

Arsène du plus haut de son esprit contemple les hommes, et dans l’éloignement d’où il les voit il est comme effrayé de leur petitesse. Loué, exalté et porté jusqu’aux cieux par de certaines gens qui se sont promis de s’admirer réciproquement, il croit, avec quelque mérite qu’il a, posséder tout celui qu’on peut avoir et qu’il n’aura jamais. Occupé et rempli de ses sublimes idées, il se donne à peine