Page:La Bruyère - Les Caractères, Flammarion, 1880.djvu/76

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le mouvement qu’ils se donnent et par l’air content dont ils s’applaudissent surtout le succès. Si je me trompe et qu’ils n’aient contribué en rien à cette fête si superbe, si galante, si longtemps soutenue, et où un seul a suffi pour le projet et pour la dépense, j’admire deux choses : la tranquillité et le flegme de celui qui a tout remué, comme l’embarras et l’action de ceux qui n’ont rien fait.

❡ Les connaisseurs, ou ceux qui se croient tels, se donnent voix délibérative et décisive sur les spectacles, se cantonnent aussi et se divisent en des partis contraires, dont chacun, poussé par un tout autre intérêt que par celui du public ou de l’équité, admire un certain poème ou une certaine musique et siffle tout autre. Ils nuisent également, par cette chaleur à défendre leurs préventions, et à la faction opposée et à leur propre cabale ; ils découragent par mille contradictions les poètes et les musiciens, retardent le progrès des sciences et des arts, en leur ôtant le fruit qu’ils pourraient tirer de l’émulation et de la liberté qu’auraient plusieurs excellents maîtres de faire chacun dans leur genre et selon leur génie de très beaux ouvrages.

❡ D’où vient que l’on rit si librement au théâtre et que l’on a honte d’y pleurer ? Est-il moins dans la nature de s’attendrir sur le pitoyable que d’éclater sur le ridicule ? Est-ce l’altération des traits qui nous retient ? Elle est plus grande dans un ris immodéré que dans la plus amère douleur, et l’on détourne son visage pour rire comme pour pleurer en la présence des grands et de tous ceux que l’on respecte. Est-ce une peine que l’on sent à laisser voir que l’on est tendre et à marquer quelque faiblesse, surtout en un sujet faux et dont il semble que l’on soit la dupe ? Mais, sans citer les personnes graves ou les esprits forts qui trouvent du faible dans un ris excessif comme dans les pleurs et qui se les défendent également, qu’attend-on d’une scène tragique ? qu’elle fasse rire ? Et d’ailleurs la vérité n’y règne-t-elle pas aussi vivement par ses images que dans le comique ? L’âme ne va-t-elle pas jusqu’au vrai dans l’un et l’autre genre avant que de s’émouvoir ? est-elle même si aisée à contenter ? ne lui faut-il pas encore le vraisemblable ? Comme donc ce n’est point une chose bizarre d’entendre s’élever de tout un amphithéâtre un ris universel sur quelque endroit d’une comédie, et que cela suppose au