Page:La Bruyère - Les Caractères, Flammarion, 1880.djvu/77

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contraire qu’il est plaisant et très naïvement exécuté, aussi l’extrême violence que chacun se fait à contraindre ses larmes et le mauvais ris dont on veut les couvrir prouvent clairement que l’effet naturel du grand tragique serait de pleurer tout franchement et de concert à la vue l’un de l’autre et sans autre embarras que d’essuyer ses larmes ; outre qu’après être convenu de s’y abandonner, on éprouverait encore qu’il y a souvent moins lieu de craindre de pleurer au théâtre que de s’y morfondre.

❡ Le poème tragique vous serre le cœur dès son commencement, vous laisse à peine dans tout son progrès la liberté de respirer et le temps de vous remettre, ou, s’il voud donne quelque relâche, c’est pour vous replonger dans de nouveaux abîmes et dans de nouvelles alarmes ; il vous conduit à la terreur par la pitié, ou, réciproquement, à la pitié par le terrible ; vous mène par les larmes, par les sanglots, par l’incertitude, par l’espérance, par la crainte, par les surprises et par l’horreur, jusqu’à la catastrophe. Ce n’est donc pas un tissu de jolis sentiments, de déclarations tendres, d’entretiens galants, de portraits agréables, de mots doucereux ou quelquefois assez plaisants pour faire rire, suivi, à la vérité d’une dernière scène où les mutins[1] n’entendent aucune raison et où, pour la bienséance, il y a enfin du sang répandu et quelque malheureux à qui il en coûte la vie.

❡ Ce n’est point assez que les mœurs du théâtre ne soient point mauvaises, il faut encore qu’elles soient décentes et instructives ; il peut y avoir un ridicule si bas et si grossier, ou même si fade et si indifférent, qu’il n’est ni permis au poète d’y faire attention, ni possible aux spectateurs de s’en divertir. Le paysan ou l’ivrogne fournit quelques scènes à un farceur ; il n’entre qu’à peine dans le vrai comique, comment pourrait-il faire le fond et l’action principale de la comédie ? Ces caractères, dit-on, sont naturels ? ainsi, par cette règle, on occupera bientôt tout l’amphithéâtre d’un laquais qui siffle, d’un malade dans sa garde-robe, d’un homme ivre qui dort ou qui vomit. Y a-t-il rien de plus naturel ? C’est le propre d’un efféminé de se lever tard, de passer une partie du jour à sa toilette, de se voir au miroir,

  1. Sédition, dénouement vulgaire des tragédies.