Page:La Bruyere - Caracteres ed 1696.djvu/180

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Il y a une dureté de complexion ; il y en a une autre de condition & d’état. L’on tire de celle-ci comme de la première, de quoy s’endurcir ſur la misère des autres, dirai-je meſme de quoy ne pas plaindre les malheurs de ſa famille ? Un bon financier ne pleure ni ſes amis, ni ſa femme, ni ſes enfants.

35. — Fuyez, retirez-vous : vous n’eſtes pas aſſez loin. — Je ſuis dites-vous ſous l’autre tropique. — Paſſez ſous le poſle & dans l’autre hémiſphère, montez aux étoiles, ſi vous le pouvez. — M’y voilà. — Fort bien, vous eſtes en sûreté. Je découvre ſur la terre un homme avide, inſatiable, inexorable, qui veut, aux dépens de tout ce qui ſe trouvera ſur ſon chemin & à ſa rencontre, & quoy qu’il en puiſſe coûter aux autres, pourvoir à luy ſeul, groſſir ſa fortune, & regorger de bien.

36. — Faire fortune eſt une ſi belle phraſe, & qui dit une ſi bonne choſe, qu’elle eſt d’un uſage univerſel : on la reconnaît dans toutes les langues, elle plaît aux étrangers & aux barbares, elle règne à la cour & à la ville, elle a percé les cloîtres & franchi les murs des abbayes de l’un & de l’autre ſexe : il n’y a point de lieux ſacrez où elle n’ait pénétré, point de déſert ni de ſolitude où elle ſoyt inconnue.

37. — À force de faire de nouveaux contrats, ou de ſentir ſon argent groſſir dans ſes coffres, on ſe croit enfin une bonne teſte, & preſque capable de gouverner.

38. — Il faut une ſorte d’eſprit pour faire fortune, & ſurtout une grande fortune : ce n’eſt ni le bon ni le bel eſprit, ni le grand ni le ſublime, ni le fort ni le délicat ; je ne ſais préciſément lequel c’eſt, & j’attends que quelqu’un veuille m’en inſtruire. Il