Page:La Bruyere - Caracteres ed 1696.djvu/181

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

faut moins d’eſprit que d’habitude ou d’expérience pour faire ſa fortune — l’on y ſonge trop tard, & quand enfin l’on s’en aviſe, l’on commence par des fautes que l’on n’a pas toujours le loiſir de réparer : de là vient peut-eſtre que les fortunes ſont ſi rares. Un homme d’un petit génie peut vouloir s’avancer : il néglige tout, il ne penſe du matin au ſoyr, il ne reſve la nuit qu’à une ſeule choſe qui eſt de s’avancer. Il a commencé de bonne heure & dès ſon adoleſcence, à ſe mettre dans les voies de la fortune : s’il trouve une barrière de front qui ferme ſon paſſage, il biaiſe naturellement, & va à droite ou à gauche, ſelon qu’il y voit de jour & d’apparence, & ſi de nouveaux obſtacles l’arreſtent, il rentre dans le ſentier qu’il avoit quitté ; il eſt déterminé, par la nature des difficultez, tantoſt à les ſurmonter, tantoſt à les éviter, ou à prendre d’autres meſures : ſon intéreſt, l’uſage, les conjectures le dirigent. Faut-il de ſi grands talents & une ſi bonne teſte à un voyageur pour ſuivre d’abord le grand chemin, & s’il eſt plein & embarraſſé, prendre la terre, & aller à travers champs, puis regagner ſa première route, la continuer, arriver à ſon terme ? Faut-il tant d’eſprit pour aller à ſes fins ? Eſt-ce donc un prodige qu’un ſot riche & accrédité ? Il y a meſme des ſtupides, & j’oſe dire des imbéciles, qui ſe placent en de beaux poſtes, & qui ſavent mourir dans l’opulence, ſans qu’on les doive ſoupçonner en nulle manière d’y avoir contribué de leur travail ou de la moindre induſtrie : quelqu’un les a conduits à la ſource d’un fleuve, ou bien le haſard ſeul les y a foit rencontrer ; on leur a dit : « Voulez-vous de l’eau ? puiſez » ; & ils ont puiſé.

39. —