Page:La Bruyere - Caracteres ed 1696.djvu/184

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Tel, avec deux millions de rente, peut eſtre pauvre chaque année de cinq cent mille livres. Il n’y a rien qui ſe ſoutienne plus longtemps qu’une médiocre fortune, il n’y a rien dont on voie mieux la fin que d’une grande fortune. L’occaſion prochaine de la pauvreté, c’eſt de grandes richeſſes. S’il eſt vrai que l’on ſoyt riche de tout ce dont on n’a pas beſoin, un homme fort riche, c’eſt un homme qui eſt ſage. S’il eſt vrai que l’on ſoyt pauvre par toutes les choſes que l’on déſire, l’ambitieux & l’avare languiſſent dans une extreſme pauvreté.

50. — Les paſſions tyranniſent l’homme ; & l’ambition ſuſpend en luy les autres paſſions, & luy donne pour un temps les apparences de toutes les vertus. Ce Tryphon qui a tous les vices, je l’ai cru ſobre, chaſte libéral humble & meſme dévot : je le croirais encore, s’il n’eût enfin foit ſa fortune.

51. — L’on ne ſe rend point ſur le déſir de poſſéder & de s’agrandir : la bile gagne, & la mort approche, qu’avec un viſage flétri, & des jambes déjà faibles, l’on dit : ma fortune, mon établiſſement.

52. — Il n’y a au monde que deux manières de s’élever, ou par ſa propre induſtrie, ou par l’imbécillité des autres.

53. — Les traits découvrent la complexion & les mœurs ; mais la mine déſigne les biens de fortune : le plus ou le moins de mille livres de rente ſe trouve écrit ſur les viſages.

54. — Chryſante, homme opulent & impertinent, ne veut pas eſtre vu avec Eugène, qui eſt homme de mérite, mais pauvre : il croiroit en eſtre déſhonoré. Eugène eſt pour Chryſante dans les meſmes diſpoſitions : ils ne courent pas riſque de ſe heurter.

55. —