Page:La Bruyere - Caracteres ed 1696.djvu/185

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Quand je vois de certaines gens, qui me prévenaient autrefois par leurs civilitez, attendre au contraire que je les ſalue, & en eſtre avec moy ſur le plus ou ſur le moins, je dis en moi-meſme : « Fort bien, j’en ſuis ravi, tant mieux pour eux : vous verrez que cet homme-ci eſt mieux logé, mieux meublé & mieux nourri qu’à l’ordinaire ; qu’il ſera entré depuis quelques mois dans quelque affaire, où il aura déjà foit un gain raiſonnable. Dieu veuille qu’il en vienne dans peu de temps juſqu’à me mépriſer ! »

56. — Si les penſées, les livres & leurs auteurs dépendaient des riches & de ceux qui ont foit une belle fortune, quelle proſcription ! Il n’y auroit plus de rappel. Quel ton, quel aſcendant ne prennent-ils pas ſur les ſavants ! Quelle majeſté n’obſervent-ils pas à l’égard de ces hommes chétifs, que leur mérite n’a ni places ni enrichis, & qui en ſont encore à penſer & à écrire judicyeuſement ! Il faut l’avouer, le préſent eſt pour les riches, & l’avenir pour les vertueux & les habiles. HOMÈRE eſt encore & ſera toujours : les receveurs de droits, les publicains ne ſont plus, ont-ils été ? leur patrie, leurs noms ſont-ils connus ? y a-t-il eu dans la Grèce des partiſans ? Que ſont devenus ces importants perſonnages qui mépriſaient Homère, qui ne ſongeaient dans la place qu’à l’éviter, qui ne luy rendaient pas le ſalut, ou qui le ſaluaient par ſon nom, qui ne daignaient pas l’aſſocier à leur table, qui le regardaient comme un homme qui n’étoit pas riche & qui faiſçait un livre ? Que deviendront les Fauconnets ? iront-ils auſſi loin dans la poſtérité que DESCARTES, né Français & mort en Suède ?

57. — Du meſme fonds d’orgueil dont l’on s’élève fièrement au-deſſus de ſes inférieurs, l’on rampe vilement devant ceux qui ſont au-deſſus de ſoy. C’eſt