Page:La Conque, 1891-1892.pdf/46

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’ASCÈTE



Lœil fixé vers le ciel, mains jointes, à genoux,
L’ascète aux yeux profonds, à la face blêmie,
Songe, et dans le repos de la terre endormie
Son âme immaculée invoque Dieu pour nous.

Aux rumeurs d’ici-bas ses oreilles sont closes,
En vain l’aile du soir fait tressaillir les bois
Dans sa pieuse extase, il n’entend pas la voix,
La voix qui lentement la nuit monte des choses.

Et par l’air alangui des souffles sensuels
Passent en un murmure affolant de caresses :
La nature au printemps aime à chanter des messes,
Elle a ses desservants, elle a ses rituels.

L’homme qu’emplit la sainte et mystique parole,
Dans le vague absorbant des contemplations,
Interroge, anxieux, les constellations,
Comme pour y chercher quelque divin symbole.

Et voici que soudain s’élève dans les cieux,
Ainsi que d’un grand orgue en l’abside infinie,
Une mystérieuse et troublante harmonie…
Et l’ascète entendit cet hymne harmonieux :

« Mon bien-aimé m’a dit : « Viens, lève-toi, ma belle,
« Car l’hiver pluvieux, l’hiver s’en est allé,
« Le parfum de la fleur aux chansons s’est mêlé,
« Et déjà dans nos bois chante la tourterelle.

« Déjà jonchent le sol les figues des figuiers,
« Déjà la grappe pend à la vigne odorante,
« Ma belle lève-toi, lève-toi, mon amante,
« Et viens-t’en près de moi causer sous les palmiers.

« Ma colombe, pourquoi dans la roche blottie,
« Silencieusement demeurer à l’écart ?
« Viens, très douce est ta voix, et très doux ton regard ;
« Belle comme Tirtsa, viens, ô ma grande amie,

« Viens… » Et sous l’ample nef le chant des épousés
S’éteignit. Et l’ascète au visage de cendre
Dans les astres mouvants, éperdu, crut entendre
Le frôlement que font les nocturnes baisers.


ARMAND DENNERY.