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LIVRE HUITIÉME.

Certain Chien qui portoit la pitance au logis,
S’estoit fait un collier du disné de son maistre.
Il estoit temperant plus qu’il n’eût voulu l’estre,
Quand il voyoit un mets exquis :
Mais enfin il l’estoit ; et tous tant que nous sommes
Nous nous laissons tenter à l’approche des biens.
Chose estrange ! on apprend la tempérance aux chiens,
Et l’on ne peut l’apprendre aux hommes.
Ce Chien-cy donc estant de la sorte atourné.
Un mastin passe, et veut luy prendre le disné.
Il n’en eut pas toute la joye
Qu’il esperoit d’abord : Le Chien mit bas la proye,
Pour la défendre mieux, n’en estant plus chargé.
Grand combat ; D’autres Chiens arrivent.
Ils estoient de ceux-là qui vivent
Sur le public, et craignent[1] peu les coups.
Nostre Chien se voyant trop foible contre eux tous,
Et que la chair couroit un danger manifeste,
Voulut avoir sa part ; Et luy sage : il leur dit :
Point de courroux. Messieurs, mon lopin me suffit :
Faites vostre profit du reste.
A ces mots le premier il vous hape un morceau.
Et chacun de tirer, le mastin, la canaille ;
A qui mieux mieux : ils firent tous ripaille ;
Chacun d’eux eut part au gasteau.

Je crois voir en cecy l’image d’une Ville,
Où l’on met les deniers à la mercy des gens.
Echevins, Prévost des Marchands,
Tout fait sa main ; le plus habile
Donne aux autres l’exemple ; Et c’est un passe-temps
De leur voir nettoyer un monceau dé pistoles.
Si quelque scrupuleux par des raisons frivoles
Veut défendre l’argent, et dit le moindre mot ;
On luy fait voir qu’il est un sot.

La Fontaine. — I.
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  1. Le texte porte en craignant, mais il est corrigé à l’Errata.