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Page:La Fontaine - Œuvres complètes - Tome 1.djvu/248

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FABLES CHOISIES.

Les trafiquans qui sont en l’autre monde.
Sur cet avis le Turc se comporta
Comme Alexandre ; et plein de confiance
Chez le Marchand tout droit il s’en alla ;
Se mit à table ; on vid tant d’assurance
En ses discours et dans tout son maintien,
Qu’on ne crut point qu’il se doutast de rien.
Amy, dit-il, je sçais que tu me quites ;
Mesme l’on veut que j’en craigne les suitès ;
Mais je te crois un trop homme de bien ;
Tu n’as point l’air d’un donneur de breuvage.
Je n’en dis pas là dessus davantage.
Quant à ces gens qui pensent t’appuyer,
Ecoute-moy. Sans tant de Dialogue,
Et de raisons qui pourroient t’ennuyer,
Je ne te veux conter qu’un Apologue.

Il estoit un Berger, son Chien, et son troupeau.
Quelqu’un luy demanda ce qu’il prétendoit faire
D’un Dogue de qui Fordinaire
Estoit un pain entier. Il faloit bien et beau
Donner cet animal au Seigneur du village.
Luy Berger pour plus de ménage
Auroit deux ou trois mastineaux.
Qui luy dépensant moins veilleroient aux troupeaux,
Bien mieux que cette beste seule.
Il mangeoit plus que trois : mais on ne disoit pas
Qu’il avoit aussi triple gueule
Quand les Loups livroient des combats.
Le Berger s’en défait ; Il prend trois chiens de taille
A luy dépenser moins, mais à fuir la bataille.
Le troupeau s’en sentit, et tu te sentiras
Du choix de semblable canaille.
Si tu fais bien, tu reviendras à moy.
Le Grec le crut. Cecy montre aux Provinces
Que tout compté mieux vaut en bonne-foy
S’abandonner à quelque puissant Roy,
Que s’appuyer de plusieurs petits Princes.