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D’ESOPE.

à la fin une partie de la laideur du nouvel Esclave. Je laisseray beaucoup de petites choses où il fit paroistre la vivacité de son esprit : car quoy qu’on puisse juger par là de son Caractere, elles sont de trop peu de consequence pour en informer la posterité. Voicy seulement un échantillon de son bon sens et de l’ignorance de son Maistre. Celuy-cy alla chez un Jardinier se choisir luy-mesme une salade. Les herbes cueillies, le Jardinier le pria de luy satisfaire l’esprit sur une difficulté qui regardoit la Philosophie aussi-bien que le Jardinage. C’est que les herbes qu’il plantoit et qu’il cultivoit avec un grand soin ne profitoient point, tout au contraire de celles que la terre produisoit d’elle-mesme, sans culture ny amendement. Xantus rapporta le tout à la Providence, comme on a coûtume de faire quand on est court. Esope se mit à rire ; et ayant tiré son Maistre à part, il luy conseilla de dire à ce Jardinier qu’il luy avoit fait une réponse ainsi generale, parce que la question n’estoit pas digne de luy ; il le laissoit donc avec son garçon, qui asseurément le satisferoít. Xantus s’estant allé promener d’un autre costé du Jardin, Esope compara la terre à une femme, qui ayant des enfans d’un premier mary en épouseroit un second qui auroit aussi des enfans d’une autre femme : Sa nouvelle Espouse ne manqueroit pas de concevoir de l’aversion pour ceux-cy, et leur osteroit la nourriture, afin que les siens en profitassent. Il en estoit ainsi de la terre, qui n’adoptoit qu’avec peine les productions du travail et de la culture, et qui reservoit toute sa tendresse et tous ses bien-faits pour les siennes seules ; elle estoit marastre des unes, et mere passionnée des autres. Le Jardinier parut si content de cette raison qu’il offrit à Esope tout ce qui étoit dans son Jardin. Il arriva quelque temps aprés un grand differend entre le Philosophe et sa Femme. Le Philosophe estant de festin mit à part quelques friandises ; et dit à Esope. Va porter cecy à ma bonne Amie. Esope