Page:La Fontaine - Œuvres complètes - Tome 1.djvu/332

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
326
FABLES CHOISIES.

Me servit à prouver le discours que j’avance[1].
J’ay pour le fonder à present
Le bon Socrate, Esope, et certain Païsan
Des rives du Danube, homme dont Marc-Aurele
Nous fait un portrait fort fidele[2].
On connoist les premiers ; quant à l’autre, voicy
Le personnage en racourci.
Son menton nourrissoit une barbe touffuë,
Toute sa personne veluë
Representoit un Ours, mais un Ours mal léché.
Sous un sourcil épais il avoit l’œil caché,
Le regard de travers, nez tortu, grosse levre,
Portoit sayon de poil de chevre,
Et ceinture de joncs marins.
Cét homme ainsi basty fut deputé des Villes
Que lave le Danube : il n’estoit point d’aziles,
Où l’avarice des Romains
Ne penetrast alors, et ne portast les mains.
Le deputé vint donc, et fit cette harangue,
Romains, et vous Senat assis pour m’écoûter,
Je supplie avant tout les Dieux de m’assister :
Veüillent les immortels conducteurs de ma langue
Que je ne dise rien qui doive estre repris.
Sans leur ayde il ne peut entrer dans les esprits,
Que tout mal et toute injustice :
Faute d’y recourir on viole leurs loix.
Témoin nous que punit la Romaine avarice :

  1. Voyez, ci-dessus, p. 165 et 166.
  2. C’est dans l’Horloge des Princes de Guevara que Marc-Aurèle trace ce portrait : « Ce paysan avoit le visage petit, les levres grosses, les yeux profonds, la couleur hallee, les cheveux herissez, la teste descouyerte, les souliers de cuyr de porc espic, le saye de poil de chievre, la ceincture de joncs marins, et la barbe longue et espesse, les sourcils qui luy couvroyent les yeux, l’estomach et le col couverts de poil, et veluz comme un ours, et un baston en la main. » (Traduction de N. de Herberay, seigneur des Essars. Paris, G. le Noir, 1555, in-fol., ft. 180 v°.)