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D’ESOPE.

qu’il les serviroit plus utilement estant prés du Roy que s’il demeuroit a Samos. Quand Cresus le vid, il s’étonna qu’une si chétive creature, luy eust esté un si grand obstacle. Quoy ! voilà celuy qui fait qu’on s’oppose à mes volontez ! s’écria-t-il ? Esope se prosterna à ses pieds. Un homme prenoit des Sauterelles, dit-il : une Cigale luy tomba aussi sous la main. Il s’en alloit la tuër comme il avoit fait les Sauterelles. Que vous ay-je fait ? dit-elle à cet homme : je ne ronge point vos bleds ; je ne vous procure aucun dommage : vous ne trouverez en moy que la voix, dont je me sers fort innocemment. Grand Roy, je ressemble à cette Cigale ; je n’ay que la voix, et ne m’en suis point servy pour vous offenser. Cresus touché d’admiration et de pitié, non seulement luy pardonna, mais il laissa en repos les Samiens à sa consideration. En ce temps-là le Phrygien composa ses Fables, lesquelles il laissa au Roy de Lydie, et fut envoyé par luy vers les Samíens, qui decernerent à Esope de grands honneurs. Il luy prit aussi envie de voyager, et d’aller par le monde, s’entretenant de diverses choses avec ceux que l’on appelloit Philosophes. Enfin il se mit en grand credit pres de Lycerus Roy de Babilone. Les Rois d’alors s’envoyoient les uns aux autres des Problêmes à soudre sur toutes sortes de matieres, à condition de se payer une espece de tribut ou d’amende, selon qu’ils répondroient bien ou mal aux questions proposées : en quoy Lycerus assisté d’Esope avoit toûjours l’avantage, et se rendoit illustre parmy les autres, soit à résoudre, soit à proposer. Cependant nostre Phrygien se maria ; et ne pouvant avoir d’enfans, il adopta un jeune homme d’extraction noble, appellé Ennus. Celuy-cy le paya d’ingratitude, et fut si méchant que d’oser soüiller le lit de son bien-facteur[1]. Cela estant venu à la

connoissance d’Esope, il le chassa. L’autre afin de s’en

  1. L’édition de 1668 porte bienfaiteur.