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FABLES CHOISIES.

Et que rien ne doit fuir en cét âge avancé ;
A quoy me resoudray-je ? Il est temps que j’y pense.
Vous connoissez mon bien, mon talent, ma naissance.
Dois-je dans la Province établir mon sejour ?
Prendre employ dans l’Armée ? ou bien charge à la Cour ?
Tout au monde est mêlé d’amertume et de charmes.
La Guerre a ses douceurs, l’Hymen a ses alarmes.
Si je suivois mon goust, je sçaurois où buter ;
Mais j’ay les miens, la Cour, le peuple à contenter.
Malherbe là-dessus : Contenter tout le monde !
Ecoutez ce recit avant que je réponde.
 
J’ay lû dans quelque endroit, qu’un Meusnier et son fils,
L’un vieillard, l’autre enfant, non pas des plus petits,
Mais garçon de quinze ans, si j’ay bonne memoire,
Alloient vendre leur Asne un certain jour de foire.
Afin qu’il fût plus frais et de meilleur débit,
On luy lia les pieds, on vous le suspendit ;
Puis cét Homme et son fils le portent comme un lustre ;
Pauvres gens, idiots, couple ignorant et rustre !
Le premier qui les vid, de rire s’éclata.
Quelle farce, dit-il, vont joüer ces gens-là ?
Le plus Asne des trois n’est pas ce luy qu’on pense.
Le Meusnier à ces mots connoist son ignorance.
Il met sur pied sa beste, et la fait détaler.
L’Asne, qui goustoit fort l’autre façon d’aller,
Se plaint en son patois. Le Meusnier n’en a cure.
Il fait monter son Fils, il suit, et d’aventure
Passent trois bons Marchands. Cét objet leur déplut.
Le plus vieux au garçon s’écria tant qu’il pût.
Oh là oh, descendez, que l’on ne vous le dise,
Jeune homme qui menez Laquais à barbe grise.
C’estoit à vous de suivre, au vieillard de monter.
Messieurs, dit le Meusnier, il vous faut contenter.
L’enfant met pied à terre, et puis le vieillard monte ;
Quand trois filles passant, l’une dit, C’est grand’honte
qu’il faille voir ainsi clocher ce jeune fils ;
Tandis que ce nigaut comme un Evesque assis,