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CONTES ET NOUVELLES.


III. — LE BERCEAU


Nouvelle tirée de Bocace[1]


Non loin de Rome un Hostelier estoit,
Sur le chemin qui conduit à Florence :
Homme sans bruit, et qui ne se piquoit
De recevoir gens de grosse dépense :
Mesme chez luy rarement on gistoit.
Sa femme estoit encor de bonne affaire,
Et ne passoit de beaucoup les trente ans.
Quant au surplus, il avoit deux enfans :
Garçon d’un an, fille en âge d’en faire.
Comme il arrive, en allant et venant,
Pinucio, jeune homme de famille,
Jetta si bien les yeux sur cette fille,
Tant la trouva gracieuse et gentille,
D’esprit si doux, et d’air tant attrayant,
Qu’il s’en piqua : trés bien le luy sceut dire ;
Muet n’estoit, elle sourde non plus :
Dont il avint qu’il sauta par dessus
Ces longs soûpirs et tout ce vain martyre.
Se sentir pris, parler, estre écouté,
Ce fut tout un ; car la difficulté
Ne gisoit pas à plaire à cette Belle :
Pinuce estoit Gentil-homme bien fait ;
Et jusques-là la fille n’avoit fait
Grand cas des gens de mesme étoffe qu’elle.
Non qu’elle creust pouvoir changer d’estat ;
Mais, elle avoit, nonobstant son jeune âge,
Le cœur trop haut, le goust trop delicat,

  1. Decameron, giornata IX, novella VI.