Page:La Fontaine - Fables, Bernardin-Bechet, 1874.djvu/368

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Leur faveur est glissante : on s’y trompe ; et le pire,
C’est qu’il en coûte cher : de pareilles erreurs
Ne produisent jamais que d’illustre malheurs.
Vous ne connaissez pas l’attrait qui vous engage :
Je vous parle en ami ; craignez tout. L’autre rit ;
Et notre ermite poursuivit :
Voyez combien déjà la cour vous rend peu sage.
Je crois voir cet aveugle à qui, dans un voyage,
Un serpent engourdi de froid
Vint s’offrir sous la main : il le prit pour un fouet ;
Le sien s’était perdu, tombant de sa ceinture.
Il rendait grâce au ciel de l’heureuse aventure,
Quand un passant cria : Que tenez-vous ! ô dieux !
Jetez cet animal traître et pernicieux,
Ce serpent ! — C’est un fouet. — C’est un serpent ! vous dis-je.
A me tant tourmenter quel intérêt m’oblige ?
Prétendez-vous garder ce trésor ? — Pourquoi non ?
Mon fouet était usé ; j’en retrouve un fort bon :
Vous n’en parlez que par envie. —
L’aveugle enfin ne le crut pas ;
Il en perdit bientôt la vie :
L’animal dégourdi piqua son homme au bras.
Quant à vous, j’ose vous prédire
Qu’il vous arrivera quelque chose de pire. —
Eh ! que me saurait-il arriver que la mort ?
Mille dégoûts viendront, dit le prophète ermite.
Il en vint en effet : l’ermite n’eut pas tort.
Mainte peste de cour fit tant, par maint ressort,
Que la candeur du juge, ainsi que son mérite,
Furent suspects au prince. On cabale, on suscite
Accusateurs, et gens grevés[1] par ses arrêts.
De nos biens, dirent-ils, il s’est fait un palais.

  1. Lésés.