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LETTRE I (1)
Vous (2) n’avez jamais voulu* lire d’autres voyages que ceux des chevaliers de la Table Ronde (3) ; mais le nôtre mérite bien que vous le lisiez. Il s’y rencontrera pourtant des matières (4) peu convenables à votre goût : c’est à moi de les assaisonner (5), si je puis, en telle sorte qu’elles vous plaisent ; et c’est à vous de louer (6) en cela mon intention, quand elle ne serait (7) pas suivie du succès. Il pourra même arriver, si vous goûtez ce récit*, que vous en goûterez après de plus sérieux. Vous ne jouez, ni ne travaillez, ni ne vous souciez du ménage (8) ; et, hors le temps (9) que vos bonnes amies vous donnent par charité, il n’y a que les romans (10) qui vous divertissent. C’est un fonds bientôt* épuisé. Vous avez lu (11) tant de fois les vieux que vous les savez ; il s’en fait peu de nouveaux et, parmi ce peu, tous ne sont pas bons ; ainsi vous demeurez* souvent à sec. Considérez, je vous prie, l’utilité que ce vous serait, si, en badinant, je vous avais accoutumée (12) à l’histoire, soit des lieux, soit des personnes : vous auriez de quoi vous désennuyer toute votre vie, pourvu que ce soit sans intention de rien retenir, moins encore de rien citer. Ce n’est pas une bonne* qualité pour une femme d’être savante ; et c’en est une très mauvaise d’affecter de paraître telle (13).
Nous partîmes donc de Paris le 23 du courant (14), après que M. Jannart (15) eut reçu les condoléances de quantité de personnes de condition et de ses amis. M. le lieutenant criminel (16) en usa généreusement, libéralement, royalement ; il ouvrit sa bourse, et nous dit que nous n’avions qu’à puiser. Le reste du voisinage fit des merveilles. Quand il eût été question de transférer le Quai des Orfèvres (17), la Cour du Palais, et le Palais même, à Limoges, la chose ne se serait pas autrement passée. Enfin ce n’était chez nous que processions de gens abattus et tombés (18) des nues. Avec tout cela, je ne pleurai point ; ce qui me fait croire que j'acquerrai une grande réputation de constance dans cette affaire.
La fantaisie de voyager m’était entrée quelque temps auparavant dans l’esprit, comme si j’eusse eu des pressentiments de l’ordre du roi (19). Il y avait plus de quinze jours que je ne parlais d’autre chose que d’aller tantôt à Saint-Cloud, tantôt à Charonne (20), et j’étais honteux d’avoir tant vécu sans rien voir. Cela ne me sera plus reproché, grâces à Dieu. On nous a dit, entre autres (21) merveilles, que beaucoup de Limousines de la première bourgeoisie portent des chaperons de drap rose-sèche sur des cales (22) de velours noir. Si je trouve quelqu’un de ces chaperons qui couvre une jolie tête, je pourrai m’y amuser en passant, et par curiosité seulement.
Quoi qu’il en soit, j’ai tout à fait bonne opinion de notre voyage : nous avons déjà fait trois lieues sans aucun mauvais accident, sinon que l’épée de M. Jannart s’est rompue ; mais, comme nous sommes gens à profiter de tous* nos malheurs, nous
N. B, Les chiffres placés après les mots renvoient aux pages 74 et sqq les astérisques aux pages 164 sqq
