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46.

Il nous laisse ces monuments
Pour marque de nos mouvements (44)
Quand Turenne assiégea Tavanne (45),
Turenne fit ce que la Cour lui dit ;
Tavanne non : car il se défendit,
Et joua de la sarbacane (46).


Beaucoup de sang français fut alors répandu ;
On perd des deux côtés dans la guerre civile ;
Notre prince eût toujours perdu,
Quand même il eût gagné la ville.


Enfin nous regardâmes avec pitié les faubourgs (47) d’Etampes. Imaginez-vous une suite de maisons sans toits, sans fenêtres, percées de tous les côtés : il n’y a rien de plus laid et de plus hideux (48). Cela me remet en mémoire les ruines de Troie la grande (49). En vérité, la fortune (50) se moque bien du travail des hommes. J’en entretins le soir notre compagnie, et le lendemain nous traversâmes la Beauce (51), pays ennuyeux, et qui, outre l’inclination que j’ai à dormir, nous en fournissait un très beau sujet. Pour s’en empêcher, on mit une question de controverse (52), sur le tapis ; notre comtesse en fut cause : elle est de la religion (53)* et nous montra un livre de du Moulin (54). M. de Châteauneuf (c’est le nom du valet de pied) l’entreprit, et lui dit que sa religion ne valait rien, pour bien des raisons. Premièrement, Luther (55) a eu je ne sais (56) combien de bâtards ; les Huguenots (57) ne vont jamais à la messe ; enfin il lui conseillait de se convertir, si elle ne voulait aller en enfer ; car le purgatoire n’était pas fait pour des gens comme elle. La Poitevine se mit aussitôt sur l’Ecriture, et demanda un passage où il fut parlé du purgatoire ; pendant cela, le notaire chantait toujours ; M, Jannart et moi nous endormîmes (58)*.

L’ après-dîner (59), de crainte que M. de Châteauneuf ne nous remît sur la controverse, je demandai à notre comtesse inconnue s’il y avait de belles personnes à Poitiers ; elle nous en nomma quelques-unes, entre autres une fille appelée (60) Barigny (61), de condition médiocre, car son père n’était que tailleur ; mais, au reste (62), on ne pouvait dire assez de choses de la beauté de cette personne. C’était une claire brune, de belle taille, la gorge admirable, de l’embonpoint ce qu’il en fallait, tous les traits du visage bien faits, les yeux beaux ; si bien qu’à tout prendre il y avait peu de choses à souhaiter , car rien, c’est trop dire. Enfin non seulement les astres (63) de la province, mais ceux de la Cour, lui devaient céder, jusque-là que dans un bal où était le roi, dès que la Barigny fut entrée, elle effaça ce qu’il y avait de brillant : les plus grands soleils (64) ne parurent auprès que de simples étoiles.* Outre cela elle savait les romans (65) et ne manquait pas d’esprit. Quant à sa conduite, on la tenait dans Poitiers pour honnête fille (66), tant qu’un mariage de conscience (67) se peut étendre (68). Autrefois, un gentilhomme appelé Miravaux en avait été passionnément amoureux, et voulait l’épouser à toute force ; les parents du gentilhomme s’y opposèrent ; ils n’y eussent pourtant rien gagné, si Clothon (69)* ne se fut mise de la partie : l’amant mourut à l’armée, où