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la jeune belgique

tinente de grand seigneur, il continue : « Si j’avais l’illusion d’être aimé pour moi-même, madame, je croirais à un détour pour me congédier. »

Et comme satisfait de sa phrase, il rajuste sa perruque, promène sa main potelée sur un menton rasé de frais, chasse d’une chiquenaude un grain de poudre qui tache la blancheur de son jabot, — et sourit à la cantatrice.

Elle ne semble pas ouïr.

Lovarias esquisse un salut de cour, tourne les talons, et s’en va, — pimpé, sautillant et tendre comme un menuet ancien.

La Catalini reste absorbée.

Il la croit folle, lui aussi. Elle a toute sa raison pourtant, elle en est sûre. Depuis longtemps, lorsqu’elle chante, — à sa voix répond une voix. Chez elle, chez Lovarias, à la Scala, le soir, la nuit, le jour, partout, toujours réplique une occulte musicienne. La première fois, c’était dans ce boudoir. Après une représentation, Lovarias et quelques fanatiques l’avaient reconduite en triomphe. Ils l’avaient priée, avant le départ, de redire un air de Cimarosa. Et par les fenêtres décloses, dans la paix lumineuse des nuits italiennes, la phrase amoureuse s’était envolée. Après la cadence finale, dans les profondeurs du parc, la strette avait recommencé. La Catalini seule avait entendu. Aucune demeure aux alentours : la voix était sortie du jardin. Toute la nuit, les valets avaient battu les massifs, — mais la cantatrice-écho avait disparu. Depuis ce soir-là, la Catalini est hantée.

Maintenant la chanteuse cachée ne répète plus, — elle corrige. Sa voix est plus étendue, plus pleine, plus véloce. Elle a des tenues auprès desquelles les tenues de la prima donna sont des piqués, et des piqués auprès desquels les piqués de l’actrice sont des tenues. La diva donne la première note d’une vocalise, que l’autre déjà l’égrène tout entière, — une octave plus haut. Un jour, la Catalini a faussé d’un comma dans une gamme chromatique, et, vingt-quatre heures durant, l’autre a seriné le passage douteux. Superstitieuse, Rosine s’est couverte de scapulaires et d’amulettes ; et, pour éloigner la diabolique rivale, Desdémone, devant l’impresario et les artistes ahuris, a lavé les planches de la Scala d’une grande aspergée d’eau bénite. Illuminée soudain par la grâce, elle a voulu quitter le théâtre. L’Italie a glosé de cette conversion inattendue, — et devant une foule intriguée, la Catalini a chanté au jubé de la cathédrale. D’une voix vibrante elle a lancé l’invocation de Stradella : aussitôt, dominant le ronflement des orgues, le heurt des chaises, le murmure des conversations, le piétinement des curieux qui gagnaient la porte pour entrevoir la