Page:La Jeune Belgique, t1, 1881.djvu/80

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chanteuse à la sortie, — la voix maudite, faible d’abord, puis toujours grandissante et plus sonore, se brisa contre la voûte, envahit l’immense vaisseau, — et l’église elle-même sembla chanter. Dieu ne voulait donc pas de l’actrice. Aujourd’hui, elle rentre à la Scala. Dans une heure, elle sera là-bas, devant le public idolâtre des anciens jours.

Une agitation fébrile saisit la jeune femme. De long en large, de large en long, droit, de travers, lentement, vite, — se parlant à elle-même, rejetant du pied sa traîne lourde, elle va, vient, s’arrête, revient, s’arrête encore, ouvre une fenêtre en heurtant un vase du Japon qui se morcelle sur le parquet, — et la diva se penche au balcon, échevelée.

Le grand paysage dort. Lugubrement s’abaisse le ciel noir, aux nuages ourlés d’argent par une lune incertaine. L’air chaud pèse. Les horizons pâmés semblent attendre.

Tout à coup s’illumine la nuit, et, dans une fulgurance, les éclairs se croisent comme des épées. L’orage éclate et la pluie hachure.

Huit heures sonnent.

La Catalini appelle ses gens et fait atteler.

À la Scala.

La salle regorge. Sur le fond rouge des fauteuils et des tentures moutonnent en bas les habits noirs ; en haut rutilent les satins et les soies. De ci, de là, les diamants aiguisent leurs feux. Et dans ce fouillis d’étoffes les candélabres des loges s’accrochent et se rejoignent en grappes de lumière. Sur le velours d’une avant-scène Lovarias étale sa main blanche de vieillard.

La Catalini paraît. Une acclamation s’élève et des jonchées de bouquets fleurissent la scène. Elle est résolue, l’étoile. Elle luttera jusqu’au bout. Son courage s’exalte, et ses yeux ont des lueurs de triomphe.

Une première phrase vibre, s’envole, se pose, — emplissant la salle. L’autre se tait.

Alors la diva rayonne. Elle s’est reconquise elle-même, et, transfigurée, exulte de jeunesse et d’orgueil. À elle le monde, à elle les émotions du drame, couronnes et bijoux, superbes et larges aventures. Voluptés à elle, gloire à elle, fortune à elle ! Et chaque note tombée de ses lèvres tinte comme une pièce d’or.

Dans un crescendo haletant, dans une vertigineuse cadence, elle entraîne l’orchestre. Sa voix monte, descend, roule, saute, et bat son dernier trille sur le contre-ré.

L’auditoire entier est debout.