Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/102

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—94— de ses noirs des effets de lumière violente, et qui ne Sont pas éloignés d'at tribuer à la collaboration du hasard certaines de ses réussites. Assurément, des œuvres de lui ou des parties d'œuvres vont au delà ou restent en deçà de la conception et parfois il ne remplit que de trop confuses mélodies les oreilles qui l'écoutent chanter. Mais d'autres œuvres affirment un tempé rament très réfléchi, capable de discipliner son emportement, et une science du dessin et du modelé très stricte, très ferme, sans une défaillance, sans rien de lâché. Qu'on examine à ce point de vue dans LA NUIT la planche intitulée A la vieillesse, dans les PIÈCES MODERNES, celle qui se titre Yeux clos, dans LA TENTATION DE SAINT ANTOINE, le Diable portant sous ses deux ailes les sept péchés capitaux. Il est évident que seul un grand dessinateur peut arriver à une exécution aussi parfaite, d'où cette conclusion que les bizarreries de formes, les manques de proportion, les gaucheries apparentes qu'on observe çà et là dans ses albums provien nent non de l'insuffisance, comme on l'a dit, mais de la volonté de l'artiste, qui au risque de choquer a voulu parfois accuser outre mesure le caractère irrationnel et dévié propre aux hallucinations. Le hasard n'a jamais pu induire personne à trouver les expressions de physionomies d'une si rare subtilité qu'on observe dans les beaux morceaux de Redon et font de lui, avant tout, un révélateur d'âmes, un peintre de mentalités. Le sens et la science physiognomoniques éclatent en lui. Ni Léonard de Vinci, ni Goya, ni Cruikshank n'ont analysé avec plus de soin et de perspicacité les variables éléments des visages, les rapports aux mul tiples combinaisons des muscles, des organes, des dimensions, qui corres pondent mathématiquement à telles significations spirituelles. Il a cela de commun avec les caricaturistes, à tel point que des observateurs superfi ciels, exprimant leur première impression sans la vérifier, n'ont vu en lui qu'un caricaturiste involontaire, ce qu'il est en effet quelquefois, quand il rate son effet, le plus souvent pour l'avoir outré. Mais c'est un trait de son art que jamais le dessin de ses figures ne signifie un état momentané, ni un type d'une catégorie sociale, ni quoi que ce soit de contingent. Il ne retrace que le définitif, l'immuable, l'irrémé diable. C'est l'homme universel, situé hors des catégories du temps, de l'es pace, qui le sollicite seul, et qu'au milieu des ténèbres massives et souter raines où il s'incarcère, il auréole d'une étrange solennité. Ce qu'il symbolise, c'est, par exemple, parmi tant d'attitudes synthétiques de la douleur et de la noblesse humaines, la souffrance de la pensée [Visage de mystère), l'égarement de la démence (un Fou dans un morne paysage), la détresse d'une âme déchue vouée à l'ignominie (la Fleur du marécage), le désespoir épouvanté de la curiosité (et le Chercheur était à la recherche infinie), la sérénité rayonnante, la candeur lumineuse {Profil de lumière), la résignation grave et bonne, la réclusion de l'âme en elle-même à jamais (Yeux clos). Et sur tout cela pèse une écrasante sensation d'infini et d'éter nité. L'homme de Redon est comme un contemporain des âges du chaos, un habitant solitaire de la nuit vierge et glacée des espaces, semblable aux Mères dont Faust visita les limbes. On voudrait deviner de quelle vie, de quel atavisme inconnu, de quelles circonstances de formation intellectuelle, de quelle intime et absolue déso lation sort un pareil idéal d'art, dont rien, en France surtout, n'apparaît comme la cause exemplaire. On peut invoquer les sculpteurs gothiques,