Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/101

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-93- à l'acteur qui doit manifester la pensee d'un autre, profe'rer un drame et un personnage qu'il n'a pas créés, s'installer au centre d'une conception étrangère et la recommencer avec des moyens différents. Il peut y avoir des œuvres qui existent à côté d'autres qu'elles détournent de leur significa tion, comme les fables de La Fontaine illustrées par Gustave Moreau, mais ce ne sont plus des illustrations, ce sont des œuvres indépendantes et autonomes, inexactement dénommées. Ainsi que les fables de La Fontaine mêmes, les dessins de Moreau sont des interprétations personnelles et directes de fictions populaires traditionnelles. Il en est de même par exemple pour les Contes de Perrault de Gustave Doré, qui n'équivalent en aucune manière aux contes de Perrault. Mais si ce procédé peut s'admettre vis-à-vis de La Fontaine ou de Perrault qui n'en ont pas eux-mêmes employé d'autre, on doit le critiquer dès qu'il s'agit de la version ou de la glose proprement dite d'une œuvre littéraire, et c'est ce qui arrive parfois chez Redon Ainsi ses interprétations du Juré de M. Edmond Picard, s'appliquent inexacte ment au texte et n'en traduisent guère l'esprit. La Tentation de saint Antoine et l'album A Gustave Flaubert sur des légendes de la Tentation renferment des planches magnifiques ; mais s'ils ont parfois l'ampleur sonore, il leur manque la magnificence précise, l'architecture de marbre et d'or des visions de Flaubert. Les dessins pour les Fleurs du Mal, médio cres en eux-mêmes, n'ont presque pas de rapport ni avec les textes rappelés ni avec l'essence du livre. Le frontispice pour la Damnation de l'artiste d'Iwan Gilkin, ne pénètre pas comme il faudrait le sens général de l'œuvre. La Briinnliilde fait pour la Revue wagnérienne, ne réalise la Briinnhilde de Wagner, ni dans l'ensemble ni sous aucun de ses aspects. Nous avons conservé un souvenir analogue de la Valkyrie, dessin exposé aux XX en i89o. C'est seulement dans les trois frontispices que Redon fit pour des poèmes d'Emile Verhaeren, qu'à notre avis le dessinateur s'est rencontré avec le poète, et cela tient sans doute à ce que dans toute la littérature Verhaeren est peut-être l'artiste qui ait la plus étroite parenté avec Redon : même énormité d'imagination, même vision fruste et brusque, même rendu abrupt, même soudaineté d'opposition, même sens du funèbre et du gran diose. Ici, dans le Parsifal, la superposition des deux arts ne s'opère pas avec la même rigueur : cela va de soi; et cependant, s'il n'y a nul sensible paral lélisme dans les moyens d'expression, le Parsifal de Redon ne nous apparaît pas moins comme l'authentique Parsifal de Wagner saisi dans son moment le plus essentiel. A en juger d'après cette œuvre, comme d'après la série des Songes, l'art de Redon est dans une période de pleine possession de lui- même. Anormal, exceptionnel toujours, il semble moins enclin à l'incohé rence, à la bizarrerie envisagée comme telle; il ne blasphème plus, comme il le fit parfois, celle qu'il appelle, dans une de ses légendes, « la déesse de l'Intelligible, au profil sévère et dur. » Il n'a pas du pour cela abdiquer son royaume, son monde de soleils noirs, de rayons épars, de sphères tournoyantes, d'eaux stygiennes, de nuits de déluges et de cataclvsmes, de temples écrasants, de monstres et d'archanges. Moins préoccupé d'énigmes, il garde son mystère et ne rétrécit pas son horizon verti gineux. Les récentes créations d'Odilon Redon démontrent, plus que telles autres déjà anciennes, l'erreur de ceux qui n'ont voulu voir en lui qu'un coloriste pur, habile seulement à tirer de la vibration de ses blancs et du moelleux