Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/193

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—i85— inquiéter de rechercher s'il est conforme ou non aux intentions du plaideur. Que celui-ci soit habile ou maladroit, qu'il transmette exactement sa pen sée ou qu'il s'exprime mal et dise autre chose que ce qu'il veut dire, ce n'est point ici notre affaire. Nous examinerons la pensée d'Ibsen non telle qu'elle est en elle-même, mais telle qu'elle se présente aux spectateurs assemblés au théâtre. Le thème général de la pièce peut se résumer comme suit : Dans un milieu d'une parfaite médiocrité intellectuelle et morale, deux influences entrent en conflit : L'une d'elles est représentée par Grégoire Werle, un exalté maladif, possédé, comme le dit justement son antagoniste, de « la fièvre de l'honnêteté ». Grégoire Werle veut combattre le mensonge par tout où il le trouve. Et précisément, dans le ménage de son ami Hjalmar Eckdal, il trouve le mensonge installé à la base de l'union conjugale. La femme d'Eckdal a jadis été la maîtresse du père de Grégoire, mais elle a caché sa faute à son mari et, sans qu'elle éprouve la moindre révolte dans sa conscience, elle laisse son ménage profiter des libéralités du vieux Werle. Grégoire sait tout cela. Et comme il voit faux et qu'il s'imagine que son ami Hjalmar possède une grande âme alors que celui-ci jouit d'une lâcheté de caractère des mieux conditionnées, Grégoire veut tenter l'expérience : il dira tout à Hjalmar, persuadé que la vérité épurera l'atmosphère empoi sonnée de cette maison et y apportera le véritable bonheur moral. Il arrive ce qui devait arriver. Au lieu d'apporter le bonheur, la vérité maladroite ment dévoilée ne cause que des catastrophes. En face de Grégoire Werle se dresse le médecin Relling, un bon et solide positiviste, un peu buveur, un peu coureur, mais, au fond, un brave garçon, qui voit le monde tel qu'il est, qui comprend les misères humaines, et qui, au lieu de tuer les gens à coups de vérités, les fait vivre à l'aide de salutaires mensonges. Il entretient, comme il dit, « le mensonge vital ». Mot profond ! Car comment intéresser à la vie, si ce n'est par un attirant men songe, les âmes médiocres, les cœurs bas, qui n'attachent de prix qu'aux « phénomènes immédiats », pour parler le langage des philosophes, et qui sont incapables de porter leur vue au delà des « apparences » qu'agite devant leurs faibles yeux le voile de la Maïa? Les réalités contingentes qui seules excitent leurs appétits sont, au contraire, pour les sages, de gros siers mensonges. Quand donc Relling offre à ces gens vulgaires une espé rance trompeuse, mais susceptible de les intéresser fortement à la vie. il entretient et surexcite leur énergie vitale, leur « volonté de vivre » ; il cache plus profondément à leur conscience la laideur de leur vie et en un certain sens, il travaille à les rendre heureux. Pour être exact, il conviendrait peut- être de dire qu'il les empêche de souffrir de leur vie, car véritablement il ne s'agit que de cela. Jusqu'ici Relling a raison. Mais l'effet du drame ne se borne point là. Nous allons voir qu'au lieu de dégager une impression juste et morale, il suscite, au contraire, dans le public des sentiments bas et révoltants. C'est que, dans la pièce, Grégoire Werle, avec sa « fièvre d'honnêteté » apparaît comme un malfaiteur et un monstre. Réformateur maladroit, il