Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/194

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—186— accumule autour de lui les catastrophes. Et en face de lui, Relling, qui le combat et le bafoue, surgit comme le représentant de la. saine et bienfai sante raison. Qu'on ne vienne point nous dire qu'il n'en est point ainsi. Qu'on n'essaie point de soutenir que Relling ne représente pas plus que Grégoire Werle, la véritable pensée d'Ibsen. Et quand cela serait, qu'importe? Relling, aux yeux du public, est l'homme raisonnable. Sa voix est celle de la conscience publique. Elle dit la vérité. Elle est sympathique. AuSsi se fie-t-on à elle et croit-on tout ce qu'elle dit. Le public applaudit Relling quand il prononce ses sentences et ses maximes, parce que Relling dit tout haut ce que le public pense à la vue des événements. Il parle pour le spectateur et dans sa parole le spectateur reconnaît sa propre pensée. Eh bien, Relling, à côté d'incontestables vérités, profère des paroles mon strueuses. Et il les profère dans des moments tels que ses blasphèmes pas sent pour des vérités. Voilà ce qui constitue l'immoralité révoltante de la pièce. Voilà du même coup le vice esthétique de cette œuvre d'art boiteuse et louche. Grégoire Werle est un exalté et un malade, soit! mais il a faim et soif de justice. C'est par maladresse, par défaut de jugement qu'il- cause des mal heurs, et Relling accuse « la fièvre d'honnêteté ». Que doit penser le public? Il pense que l'honnêteté est un poison, puisque en prêchant l'honnêteté un maladroit vient d'empoisonner le bonheur de toute une famille. Grégoire Werle est prosterné dans l'adoration de la Vérité, de la Justice, du Sacrifice. « Tu as le délire de l'admiration ». lui crie Relling; « le délire de l'admiration, qui te fait roder sans cesse avec un besoin inassouvi de toujours te prosterner devant quelque objet en dehors de toi-même » ! Voilà ce qu'ose dire Relling à ce pauvre homme qui répond humblement : « Ce n'est pas en moi que je le trouverais ». Ce n'est pas tout. Grégoire Werle est un assoiffé d'idéal. Qu'il soit un peu fou, qu'il ait le cerveau détraqué, je l'accorde ; mais est-ce la faute de l'idéal? Ecoutez Relling : « Monsieur Werle fils, ne vous servez donc pas de ce terme élevé d'idéal quand nous avons pour cela, dans le langage usuel, l'excellente expression de mensoHge. GRÉGOIRE. — Croyez-vous donc qu'il y ait quelque parenté entre ces deux termes? RELLING. — A peu près la même qu'entre les termes typhus et fièvre putride ». Est-on suffisamment édifié? Le Mephistophélès de Goethe ne désavoue rait pas les paroles que prononce cet homme, le Seul raisonnable, le seul honnête, le seul bienfaisant de toute la pièce ! Qu'importe qu'Ibsen n'ait point voulu que Relling soit son porte-parole si le public le prend pour tel? Le drame est construit de telle sorte que le public ne peut pas voir dans le langage de Relling autre chose que le juge ment impartial et supérieur que l'artiste prononce sur les événements qu'il vient de peindre. Cela est si vrai que pour jouer le rôle de Relling, à ce que rapporte M. Prozor, un acteur norwégien s'est composé le masque d'Ibsen!