Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/195

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-i87- Et quelle conclusion pratique le public tirera-t-il des théories de Relling? Il se dira : « Vivons! Aveuglons-nous, attachons-nous au mensonge, puis que le mensonge fait vivre. Les affamés de justice sont des criminels! Les altérés de vérité sont des criminels ! Les adorateurs de l'idéal sont des cri minels! Haro sur eux! Malheur à qui viendra remuer la boue où nous vivons ! Malheur à qui tentera d'éclairer nos intelligences ou d'élever nos cceurs! Enfonçons-nous de plus en plus dans notre bourbe, puisque la bourbe fait le bonheur! Et mort à qui nous dérange! » Le poète Emile Verhaeren a vu, comme nous, l'impression produite sur le public par la représentation du Canard sauvage. Il écrit ceci dans son feuilleton : « La conclusion du drame se dénoue donc en faveur de l'apparence contre la vérité, de la médiocrité contre la sublimité, du néant contre l'être. L'homme moyen ne peut vivre qu'à condition de se laisser faire par le hasard. Veut-il s'affirmer grand, immédiatement la dégringolade se produit et la vertu s'impose plus dangereuse que le vice. Mais est-ce là la conclusion ultime? Nous ne le croyons pas. Ibsen n'a mis en scène qu'un milieu : milieu veule, milieu bourgeois, milieu médiocre. Si Gregers Werle a tort dans le Canard sauvage, du moins reste-t-il debout, grand et peut-êire heureux de lui-même Ses paroles n'ont pas trouvé le vrai champ à ensemencer — mais ailleurs? » Emile Verhaeren dit aussi que l'on « admire immodérément » le drame d'Ibsen. Nous partageons cette opinion. Selon notre sentiment ce drame est mal construit. Le fameux symbole du Canard sauvage, matérialisé en un pharamineux volatile qui vit dans un grenier, est d'un enfantillage ridi cule. Ce canard gâte quelques scènes, qui, sans lui, seraient profondément émouvantes. On pourrait, sans trop d'injustice, définir la pièce : un drame réaliste dans l'atelier d'un photographe, avec une allégorie dans le grenier. Mais le plus grave défaut du Canard sauvage est son manque de « point de vue ». On dirait d'un tableau où trois ou quatre systèmes de perspectives se contrarient. Cela fait songer à la célèbre caricature d'Hogarth, où l'on voit à une fenêtre se pencher un personnage qui pêche à la ligne et qui tire un poisson d'un étang situé à plusieurs kilomètres de là, tandis que l'enseigne de l'hôtellerie, construite au premier plan, est cachée à demi par un arbre qui se dresse à l'horizon! Dans le Canard sauvage, Ibsen a mis en scène une maisonnée de fous, de détraqués, de vicieux, de faibles, de lâches et un homme qui formule les vérités qu'il faut dire sur ces démences, ces vices et ces défaillances. Or, cet homme débite, en même temps et sur le même ton, d'odieux mensonges. C'est un gredin. Il y a là, outre l'immoralité que nous avons signalée tout à l'heure, une grossière faute d'esthétique. Nous avons écouté respectueusement le Canard sauvage, nous rappe lant qu'il sort de la même main qui a écrit d'admirables chefs-d'œuvre. Mais nous devions à la vérité de faire entendre notre protestation au milieu du concert « d'admirations immodérées » que le seul charme de la nouveauté a valu ici à ce drame très imparfait et très dangereux. I\VAN GlLKIN